Le syrien Yahya Mahayni, acteur principal de «L’homme qui a vendu sa peau», à La Presse : «Ce film est source de réflexions et d’interrogations»

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Yahya Mahayni est Sam Ali ou «L’homme qui a vendu sa peau », héros d’un conte contemporain éponyme, réalisé par Kaouther Ben Henia. L’acteur connaît actuellement une ascension fulgurante : il rafle le prix Orizzonti du meilleur acteur à la 77e édition du festival de Venise, et le film est retenu pour la première fois dans l’histoire du cinéma tunisien dans la short-list des films étrangers en lice pour les Oscars 2021. Échange avec Yahya Mahayni, actuellement en Tunisie, à l’occasion de la sortie nationale du film.    

Avant d’être happé par cette aventure cinématographique qu’est «L’homme qui a vendu sa peau» de Kaouther Ben Henia, actuellement dans les salles, comment tout a commencé pour vous en tant qu’acteur ?

J’ai fait un an d’une école de comédie, beaucoup de courts-métrages, des réalisations pour étudiants, du théâtre. J’ai eu un tout petit rôle aussi dans un film intitulé «Les visiteurs», une comédie. J’ai fait des projets personnels. Mais jamais un rôle dans un long-métrage comme celui-ci.

Et soudain, vous raflez le prix Orizzonti du meilleur acteur à la 77e édition du festival de Venise et vous concourrez avec toute l’équipe du festival aux Oscars 2021. Comment vivez-vous ce chamboulement ?

J’essaie de garder les pieds sur terre. Je suis reconnaissant de jouer dans un tel film. Reconnaissant à Kaouther Ben Henia d’avoir eu confiance. Reconnaissant, d’avoir joué dans une telle production et son équipe. C’est un immense travail collaboratif. C’est le fruit d’un travail d’équipe qui a concrétisé la vision précise de Kaouther. J’étais emporté par le film quand je l’ai vue pour la première fois avec tous les autres acteurs. Il existe quatre manières connues de voir et de vivre le film différemment : en découvrant le scénario, le tournage, le montage et le visionnage final.

Comment s’est fait le premier contact avec Kaouther Ben Henia ?

Ce qui s’est passé, c’est qu’elle a contacté Zina Al Halak, la comédienne syrienne, qui a de bons contacts dans le milieu. Des photos de moi ont été présentées. Ensuite, avec Kaouther, on est passé à des essais de tournage avec des indications de jeu et qui se sont passés notamment chez moi avec l’actrice Lea Deane, ma partenaire dans le film, pour voir s’il y a alchimie entre nous deux pendant deux heures. Le choix s’est fait après … Travailler avec Kaouther était intimidant au départ : je ne connaissais pas son travail. J’ai découvert l’envergure de ce qu’elle a fait de «Pot de colle» à «Pastèques du Cheikh » en passant par «Le Challat de Tunis» jusqu’à «La belle et la meute». «Pot De colle», son premier long-métrage était incroyable. Ses films sont une diversité de projets et c’est un peu difficile d’identifier son univers. L’occasion de travailler avec elle était singulière : il fallait bien la saisir, faire de mon mieux pour mener à bout mon travail.  Certes, elle est très exigeante, mais elle reste très à l’écoute et nous a mis à l’aise.

Monica Bellucci a partagé l’écran avec vous. Comment s’est passée votre collaboration ? 

C’était, certes, intimidant aussi, lors de la première rencontre parce que c’est … Monica, quoi !! (Rires). Elle est très humble, très professionnelle. Il y a eu des surprises pendant le tournage. Au niveau personnel et professionnel, il y a eu entente. Avec elle, comme avec les autres acteurs. Il n’y avait pas d’ego.

Sam Ali, votre personnage, comment le définiriez-vous et était-ce difficile de l’interpréter?

Il est impulsif, sensible, enfantin, naïf aussi. Il a plusieurs facettes et est égoïste par rapport à la femme qu’il aime : Abir. Je le jugeais par moments en disant qu’il était chiant, égoïste, à la limite misogyne. Mais ensuite, on se dit, l’amour, c’est ce qu’il provoque de manière générale. On ne s’arrête que sur une seule personne, ça devient à la limite obsessionnel, passionnel. Et Sam Ali était courageux aussi. Je stressais sur quelques scènes mais il fallait avoir du plaisir à l’interpréter. C’était éprouvant par moments, mais il fallait cesser de juger mon personnage et d’aller de l’avant.

Yahya Mahayni et Monica Bellucci dans une scène du film

Y a-t-il une scène qui a été particulièrement dure à tourner ?

Je dirai la scène où il entre en prison après le faux attentat. Il était difficile à cause du lieu de tournage : une vraie prison restreinte où il fallait tourner dans un laps de temps précis. Il regagne sa liberté en intégrant sa prison. Il y a eu libération à ce moment-là. La scène où il découvre sa mère dans «un autre état» s’est bien passée par contre, contrairement à ce qu’on pourrait croire.

Il y a eu une scène particulièrement mouvementée qui rappelle «The Square», Ruben Ostlund (Palme d’or à Cannes en 2018). Que pouvez-vous nous en dire ?

Beaucoup ont fait ce parallèle. Les figurants sur cette scène étaient magnifiques, à l’aise. Ils étaient géniaux. C’était une scène puissante où on se demande qui est à vendre : l’œuvre d’art ou l’humain ? Le personnage était à bout de force, dérouté, dans une impasse. Une scène clé, un tournant. Une scène qui a retenu l’attention du public.

«L’homme qui a vendu sa peau» traite de différentes thématiques : le regard blanc sur les pays du Sud, l’art contemporain, le statut de l’humain, du réfugié, de l’artiste, l’inexistence des limites dans l’art. En tant que syrien vivant en Europe, le film a dû vous parler personnellement …

C’est comme les préjugés qu’on peut avoir sur les terroristes. Je pense que les médias se focalisent sur le pire de ce qui se passe dans le monde. Je n’ai jamais été réfugié ou quitté un pays pour des raisons économiques. Je n’ai donc pas la légitimité d’en parler. Cependant, demander des visas, passer par la paperasse… Même en tant que canadien, il faut un visa Schengen pour entrer en Europe. C’est plus facile pour moi évidemment de l’avoir, que pour le personnage de Sam Ali. En tant que syrien, au moment où les choses ont commencé à barder, même pour partir étudier, beaucoup ont été refusés pour des raisons qui remettaient en doute leur parcours «académique» et pour des raisons diverses. Chacun a ses raisons pour immigrer. On se pose la question dans le film : est-ce que c’est ça la liberté ? C’est une définition relative. Quant au regard blanc sur le Sud, cette question transcende parce qu’au final, c’est la contradiction personnelle de chaque être humain. Les obstacles de Sam Ali auxquels, il fait face, ce ne sont pas que des obstacles liés au fait d’être «du Sud». C’est lié au point de vue de sa mère sur lui, de son ami, de Soraya, de son relationnel… Chacun a ses préjugés sur Sam Ali. Les questions liées aux généralisations transcendent : prendre des décisions aussi radicales est lié au vécu personnel où chacun possède ses propres contradictions et où chacun a une part de préjugés envers autrui et une certaine part d’hypocrisie aussi.

«L’homme qui a vendu sa peau » s’adresse à l’Humain avec un grand «H». Êtes-vous d’accord avec cette réflexion ?

Totalement. Au final, je comprends que dans le synopsis, ils en parlent comme l’histoire d’un réfugié, mais le pacte qu’a conclu Sam Ali est un acte faustien : cet homme fait une exception à ses valeurs pour atteindre ses objectifs. Tout le monde fait ça à des degrés différents sauf que le cas de Sam Ali est extrême. Il est contraint de se mettre en public pendant des heures moyennant de l’argent. Mais à quel prix ? Il devient objet, sans valeur, c’est devenu un tableau. J’espère que les spectateurs pourront s’identifier dans les questions évoquées dans le film d’un point de vue phénoménologique. Sa bien-aimée dans le film fait aussi des concessions et ses valeurs sont mises à rude épreuve. J’espère qu’ils pourront s’identifier dans les situations dans lesquelles ils peuvent se retrouver. A travers le 7e art, c’est possible d’évoquer différentes interrogations et de ne pas être méthodique. Ce que j’aime dans ce film, c’est que, certes, Kaouther fait parler ses personnages dans des termes assez explicites. Surtout l’artiste. Mais elle n’essaie pas de communiquer un message prépondérant : elle communique des contradictions, une certaine forme d’hypocrisie sans dire que c’est bien ou que c’est mal. Le héros du film lui-même est hypocrite. Le film n’est pas rempli que de messages, mais il est source de réflexions et d’interrogations.

Prochainement, les Oscars. Quel est votre ressenti ?

Le film s’est défendu lui-même. Sa nomination dans la short-list est énorme. J’espère qu’il gagnera. Ce qui distingue le film de Kouather, c’est son originalité. On ne sait pas où le caser. Vivement.

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