
Par Chedly BEN AMMAR
Dans son livre (le leadership serein ) Az-zaama al-hadiaa, Si Bahi Ladgham consacre un passage (p. 352) à l’évocation du porte-plume avec lequel Tahar Ben Ammar signa, le 20 mars 1956, le protocole de l’indépendance. Bahi Ladgham était témoin de la séance solennelle qui, au palais du Quai d’Orsay, avait scellé la fin du Protectorat. Si le texte original du Protocole est aujourd’hui confié aux Archives nationales, le porte-plume utilisé pour la signature, chargé d’une valeur symbolique pour les membres de la délégation tunisienne, avait connu un destin plein d’embûches. Dans la mesure où mon nom est associé à cette aventure, je me vois obligé de tirer au clair la question.
Qu’est-il advenu du porte-plume ? C’est un bel objet en onyx de couleur verte et qui est en effet passé par mes mains.
Un certain après-midi de mars 1996, Si Bahi m’invite à lui rendre visite à son domicile à Amilcar. L’accueil est, comme d’habitude, chaleureux. La discussion tourne autour du rôle joué par Tahar Ben Ammar durant les négociations franco-tunisiennes qui ont abouti à l’indépendance. Puis Si Bahi me surprend en me remettant le porte-plume avec lequel mon père avait signé le protocole, un porte-plume fissuré en son milieu. Il me dit qu’après la cérémonie de signature du protocole, ce porte-plume lui a été offert par Tahar Ben Ammar et que Abderrahmane, le fils de Si Bahi, l’avait fait tomber par imprudence. De ce fait, le porte-plume s’était brisé et Si Bahi avait dû réajuster les deux parties au moyen d’une colle forte. En me le confiant, il me prie de le remettre à ma mère « afin qu’elle sente dessus l’odeur de mon père ».
J’étais stupéfait en entendant cette version des faits, car mon père m’avait dit qu’il avait gardé précieusement sur lui ce porte-plume, après la cérémonie de signature, et qu’il ne l’avait plus retrouvé par la suite, à son retour à l’hôtel où il avait organisé une réception pour fêter l’événement. Il avait d’abord pensé qu’il avait dû le faire tomber durant le trajet en voiture depuis le Quai d’Orsay mais, en dépit des recherches effectuées par Mohamed Masmoudi, Hassen Belkhodja et Taoufik Ben Cheikh, le porte-plume était resté introuvable. Sous mes yeux, le porte-plume réapparaît entre les mains de Si Bahi qui me livre une version des faits différente. Je garde le silence puis le remercie en lui promettant de remettre l’objet à ma mère, avec ses salutations respectueuses. Cela fut fait le jour-même. Ma mère est à son tour stupéfaite en apprenant la version de Si Bahi. Nous nous sommes gardés d’épiloguer davantage sur l’incident.
Quelques jours plus tard, je reçois un appel téléphonique de Si Bahi qui me demande mon avis sur le fait que je remette le porte-plume au directeur général du Patrimoine, Si Abdelaziz Daoulatli, pour qu’il soit fixé sur un socle de marbre avec l’inscription « Porte-plume avec lequel Tahar Ben Ammar a signé le protocole de l’indépendance le 20 mars 1956 à Paris ». Il ajoute que l’ensemble soit exposé sur la table sur laquelle Sadok Bey avait signé, le 12 mai 1881, le traité du Bardo. Je lui réponds aussitôt que je souscris à cette idée. Une heure plus tard, Si Bahi me rappelle pour me dire qu’il vient de parler à Si Abdelaziz Daoulatli qui m’attend à son bureau à l’Institut national du patrimoine.
Par conséquent, je récupère le lendemain auprès de ma mère le porte-plume et le remets en main propre à Si Abdelaziz Daoulatli, celui-ci me promet de présenter le dossier au ministre de la Culture. A l’issue de l’entretien, j’appelle Si Bahi pour l’assurer que le nécessaire venait d’être fait.
Or, à mon grand étonnement ainsi qu’à celui de Si Béhi, le projet n’a pas vu le jour pour des raisons, à mon sens, injustifiables. Entretemps, Si Abdelaziz est remplacé à la tête de l’I.N.P, et la trace du porte-plume est perdue.
Après le décès de Si Bahi, son gendre, Mustapha Taoufik, me demande, d’un ton embarrassé, pourquoi je n’ai pas remis le porte-plume à qui de droit, comme le souhaitait Si Bahi. Je réponds que le porte-plume a bien été remis, comme suggéré par Si Bahi à Si Abdelaziz Daoulatli, et qu’il en a été aussitôt informé. C’était, me dit-il, Si Bahi qui lui avait parlé d’une défaillance de ma part et qu’il s’en excusait. Or, en me rendant au mois de mars 2011 à la cérémonie du fark de mon ami Mustapha Mosréane, époux de Zohra, la fille de Si Bahi, je fus rejoint à la sortie du domicile du défunt par Abderrahmane, le fils de Si Béhi, qui me demanda les raisons de mon refus de remettre le porte-plume à l’INP. Je lui ai assuré que le nécessaire avait été fait comme convenu. Comme le hasard fait souvent bien les choses, j’aperçois Si Abdelaziz Daoulatli qui arrive pour présenter ses condoléances. Je lui fais signe de se joindre à nous et lui demande de confirmer à Abderrahmane et à son beau-frère, également présent, la juste version des faits. Il confirme que je lui ai bien remis le porte-plume le lendemain de l’appel de Si Bahi, et qu’il en a informé le ministre de la Culture qui lui avait alors répondu qu’il fallait en parler au président Ben Ali pour obtenir le feu vert.
Quelque temps après, Si Abdelaziz était remplacé à la tête de l’Institut national du patrimoine et le porte-plume était resté dans les tiroirs du bureau du directeur de l’INP.
En lisant ces jours-ci le livre de Si Bahi, Az-zaama al-hadiaa, je tombe à la page 352 sur sa version des faits, malheureusement complètement inexacte. Il écrit en substance que j’ai voulu garder quelque chose à laquelle je n’avais pas droit, et qu’il est grand temps que ce porte-plume trouve la place qui lui est dédiée au sein du Musée de Ksar Saïd. C’est tout simplement triste qu’on en arrive là…
Dire que cette énième accusation m’a agacé, ce serait encore bien en deçà de la vérité, d’autant plus que Si Bahi Ladgham ayant disparu, je ne peux plus le convaincre qu’il m’accuse à tort, s’agissant là sans doute d’une défaillance de sa mémoire. Aussi ai-je prié Si Abdelaziz Daoulatli de m’apporter sa caution, ce qu’il a fait volontiers par lettre en date du 20 avril 2021, ajoutant qu’au cours de son mandat à la tête de l’Institut national du patrimoine jusqu’en juin 1997, les deux ministres successifs de la Culture, Salah Bakkari et Abdelbaki Hermassi, n’avaient pu obtenir l’autorisation du président Ben Ali pour exposer le porte-plume de manière conforme à sa valeur historique et symbolique et que, d’autre part, son propre successeur, M. Boubaker Ben Fraj, n’était pas parvenu à faire avancer le dossier, le transmettant ensuite à M. Béji Ben Mami. De même, il s’est engagé à en faire part à l’actuel directeur général de l’INP, le Professeur Faouzi Mahfoudh, dans l’espoir qu’une enquête soit diligentée sur le sujet.
J’ai par ailleurs constaté plusieurs divergences entre la relation de Si Bahi et la mienne quant au déroulement des négociations pour l’indépendance, ainsi que concernant son ralliement à Bourguiba en octobre 1955. Je renvoie les historiens et les chercheurs aux pages 416, 417, 455, 461 et 462 de mon livre sur Tahar Ben Ammar, Combat d’un Homme et avenir d’une Nation, et je les invite à les comparer avec les faits tels que les rapporte Si Bahi et tels qu’ils se sont déroulés par la suite.
Une nation, en somme, c’est une trame, de grande et de petite histoires entremêlées, de signes et de symboles précieusement conservés, et qui font qu’on l’aime, qu’on la respecte et qu’on la choie. Et même s’il ne s’agit ici que d’un porte-plume, après tout, il s’agit du « père des porte-plumes » de la nation !