Absence de réparations, menaces sur les chambres spécialisées, multiplication des initiatives de réconciliation et tentatives d’invalidation du travail de l’IVD. Voilà quelques-unes des critiques adressées par le Conseil des droits de l’homme à la Tunisie.
Le 8 février, Hichem Mechichi, le Chef du gouvernement, recevait un courrier provenant du Palais des Nations à Genève. Il est signé par cinq rapporteurs des Nations unies travaillant sous la houlette du Conseil des droits de l’Homme, il s’agit de cadres onusiens spécialisés dans divers volets de la justice transitionnelle. A commencer par le Rapporteur spécial sur la promotion de la vérité, de la justice, de la réparation et des garanties de non-répétition, au Rapporteur spécial sur les exécutions extrajudiciaires, au Rapporteur spécial sur l’indépendance des juges et des avocats, au Rapporteur spécial sur la torture et autres peines ou traitements cruels, inhumains ou dégradants et au Groupe de travail sur les disparitions forcées. Dans cette communication longue de onze pages, l’ONU s’inquiète du blocage du processus de justice transitionnelle en Tunisie malgré l’enregistrement de deux points positifs : le transfert par l’Instance vérité et dignité aux chambres pénales spécialisées de 204 dossiers sur des affaires de violations des droits de l’Homme et de crimes de corruption ainsi que la publication au Jort du Rapport final de l’IVD le 24 juin 2020.
«Aucune mesure institutionnelle ne semble avoir été prise»
La loi relative à la justice transitionnelle préconisant qu’un plan d’action gouvernemental pour mettre en œuvre les recommandations du Rapport de la commission vérité doit être conçu dans un délai d’un an suivant la date de sa publication officielle, la communication de l’ONU épingle les retards à ce niveau.
«Malgré ces évolutions positives, à ce jour aucune mesure institutionnelle ne semble avoir été prise pour élaborer le plan d’action, fondé sur un processus de consultation inclusif de toutes les parties concernées, y compris la société civile et les associations de victimes, afin de mener les réformes institutionnelles requises dans les domaines de la justice, de la sécurité et du contrôle des fonds publics, qui garantiraient notamment la non-répétition des abus passés».
D’après ce document, sur lequel se penchent actuellement plusieurs ministères, dont ceux de la Justice et de l’Intérieur pour répondre aux demandes d’éclaircissement des rapporteurs, trois types de défaillances semblent avoir interpellé Genève. Et ce malgré les engagements internationaux de la Tunisie en matière de droits de l’Homme et pour faire aboutir la justice transitionnelle.
Primo, le manque de progrès dans le dossier des réparations. Secundo, les retards accumulés dans le champ de la redevabilité à travers les lenteurs constatées dans le travail des chambres criminelles spécialisées. Tertio, la multiplication des initiatives politiques et législatives visant à imposer une réconciliation de fait abolissant ainsi le processus judiciaire en cours.
Protéger l’héritage de l’IVD et ses commissaires
«Le Fonds Al-Karama n’est toujours pas opérationnel et le programme global de réparations morales et financières pour la réhabilitation des victimes de la dictature n’a pas non plus été mis en œuvre… Les progrès auraient également ralenti en ce qui concerne l’adoption d’une cérémonie d’excuses officielles au nom de l’Etat tunisien à toutes les victimes des violations passées des droits humains…», cite la communication des Rapporteurs.
Le texte passe en revue les différentes difficultés que rencontrent les chambres spécialisées depuis l’ouverture de ces tribunaux spécialisés dans la justice transitionnelle voilà aujourd’hui près de trois ans.
Difficultés qui vont de l’insuffisance des ressources qui leur sont allouées au manque de soutien technique, financier et logistique, aux modalités de nomination des juges par un système de rotation et à la surcharge de travail dont pâtissent les magistrats des chambres. En outre, et comme le relève le courrier officiel, les crimes de corruption exigent beaucoup de temps et une expertise dont ne bénéficient pas toujours les juges des chambres spécialisées.
«L’absence de progrès dans le domaine de la redevabilité est devenue plus pressante compte tenu de l’âge avancé de certains des accusés ainsi que de l’état de santé de plusieurs victimes», souligne la communication onusienne.
A côté des tentatives de «réconciliation globale», avancées par des partis ces derniers mois, les Rapporteurs reviennent sur les campagnes d’invalidation du travail de l’IVD enregistrées depuis la fin du mandat de la Commission vérité en décembre 2018.
«Les allégations de mauvaise gestion financière dans les activités de l’IVD seraient utilisées, y compris au Parlement, comme arguments pour déclarer nuls et sans effet ses travaux de fond ainsi que les procédures que la commission a engagées, y compris celles devant les chambres spécialisées», note l’ONU. L’Organisation rappelle également que selon les normes internationales en matière de droits de l’Homme, les Etats ont le devoir «de garantir le travail et l’héritage des commissions de vérité et de protéger les membres contre la diffamation sans fondement, les accusations et les poursuites engagées contre eux en raison des faits ou des opinions contenues dans les rapports des commissions».
A la fin de la communication, cinq demandes d’éclaircissement ont été adressées au Chef du gouvernement. Le Conseil des droits de l’Homme attend encore les réponses de Hichem Mechichi et de son équipe.