Imed Eddine Al Hakim, scénariste de «Harga», à La Presse: «On a évité l’autocensure et opté pour la critique, en toute liberté»

Après «Ambulance» et «El Maestro», «El Harga» de Lassaâd Oueslati est sans doute l’ultime distinction en date de son scénariste Imed Eddine Al Hakim. Les deux travaillent en étroite collaboration depuis quelques années. A travers son écriture, Imed Eddine a secoué le public tunisien en levant le voile sur la migration clandestine, ce fléau social ravageur. Rencontre.


Comment vous vous êtes retrouvé à tisser un scénario autour de la migration clandestine ?

L’idée a émergé juste après la fin de l’aventure «El Maestro». Le sujet a été évoqué avec Lassaâd Oueslati, le réalisateur. Une 2e saison d’«El Maestro» n’était pas envisageable. On s’est dit qu’il fallait plutôt traiter d’un autre phénomène social d’envergure comme celui de la «Migration clandestine». Un phénomène qui n’a pas été traité auparavant, en profondeur à la télévision. Et c’est ce qu’on s’était fixé de faire : traiter de cette thématique à la racine. Les gens entendent parler vaguement de ce phénomène, notamment dans les infos. On s’est dit pourquoi ne pas en faire un traitement artistique à travers lequel on pourrait tout filmer : la barque, les différents profils des migrants, ce qui les a poussés à le faire, se jeter en mer, filmer en haute mer tout le cauchemar, le calvaire, le processus et opter pour des personnages inspirés de la réalité pour que les téléspectateurs s’y retrouvent, tout en évitant l’aspect technique, les statistiques, l’aspect méthodique qui englobent «El Harga». On entretient la tragédie autour, le drame, les histoires pour capter l’attention. D’où l’empathie, la sympathie et la haine ou le rejet qu’on peut éprouver envers les personnages. L’aspect analytique n’était pas à l’ordre du jour : ça pouvait ne pas intéresser les téléspectateurs. L’écriture de «Harga» est nouvelle, innovatrice et est inspirée d’une réalité nouvelle : la différence entre la fiction et la réalité reste très légère.

Comment définirez-vous cette écriture nouvelle ?

C’est cette réalité qu’on peut fusionner avec la fiction : le docu-fiction à la télé. Le feuilleton rassemble les deux, même au niveau de l’image. En Tunisie, c’est une première. Des extraits pourront servir pour des enquêtes, pour des cours, pour de la recherche et de l’archivage autour de la migration. Les personnages sont plus vrais que nature.

«Harga» peut sensibiliser sans pour autant proposer des solutions. Etait-ce voulu ?

Une création artistique n’a pas comme mission ou objectifs de trouver des solutions et d’en proposer. C’est le rôle de tout le monde y compris du public de trouver des solutions. On se doit de mettre en lumière une création porteuse d’une cause, d’une manière différente, attractive, propre à nous. De telle sorte que quand les gens regardent la série, ils peuvent se sentir concernés et impliqués. Ce n’est pas à nous d’échafauder des solutions à la migration. Relater les faits, faire un état des lieux détaillés, parler de ce fléau, c’est notre mission. Le patriotisme, l’appartenance, la déchéance des citoyens, le chômage, la misère, la hiérarchie, la corruption, l’absence de l’Etat et j’en passe… De la matière à présenter, on en avait et on l’a traité d’une manière limpide, sans artifices, directe, ce qui a touché le public en profondeur. Une réalité qu’on sent dans les personnages, dans les décors, les lieux, dans ses détails… C’est ce qui a permis aux gens de s’identifier, de s’y retrouver. Le maquillage chez les personnages se voit à peine. L’allure, les expressions, les habits sont plus vrais que vrais et c’est proche de la réalité. La réalité rime avec tous ces détails.

Avez-vous préféré ne pas creuser davantage dans certains aspects liés à ce thème sensible?

On a évité l’autocensure et opté pour la critique, en toute liberté. Les aspects qu’on a évités de mettre en avant sont liés aux textes de loi relatifs aux centres de détention et à la migration. Des textes qui changent en permanence. On a préféré y faire allusion sans détailler. Le téléspectateur n’approuve pas les chiffres, les lois et les données techniques : on a voulu relater. Ce phénomène date de décennies et il y a avait déjà beaucoup à dire.

Concernant le scénario, l’avez-vous à un moment improvisé/modifié ?

Ce texte ou ce scénario n’est pas un texte saint : on croit au changement et il peut changer selon les décors, les visions du réalisateur, selon les circonstances. Des ajouts peuvent se faire dans le dialogue, les répliques, les prises, que personnellement, je trouve mieux. Le savoir-faire chez l’équipe technique et l’instinct de Lassaâd Oueslati ont fait la réussite du travail. Les changements qui ont eu lieu devaient se faire, étaient adéquats et ont eu lieu avec l’accord du réalisateur.

Vous comptiez partir tourner en Italie, avant la pandémie…

Tout un acte allait se faire là-bas avec Ahmed Hafiane. Un acte qui a dû être supprimé et remplacé par un autre qui doit se faire en Tunisie. La tâche était très dure. Le travail a été écrit pendant le tournage, souvent au fur à mesure. Les scènes qui ont été tournées comme s’ils étaient en Italie sont réussies. Mention spéciale à Nahla Smati qui a travaillé dur sur le décor. Le téléspectateur a le sens de l’observation de nos jours. La partie du «Centro» devait être tournée Italie. Tout a été fait ici.

Qu’est-ce qui a changé pour le scénariste que vous êtes entre «El Harga» et «El Maestro», réalisé en 2019 ?

J’ai cette conscience qu’après chaque travail, je dois m’améliorer et travailler plus sur mon écriture. «El Maestro» est le tout premier feuilleton que j’ai écrit. «El Harga», je n’y suis pas satisfait à 100% également. On s’évalue après chaque travail. Il est réussi et c’est tant mieux mais, la prochaine fois, il faut mettre la barre plus haut. Dans «El Maestro», tout s’est déroulé dans des décors fermés, dans «El Harga», j’avais plus d’espace. Je m’informe sur les créations étrangères, afin de m’améliorer et d’affiner davantage mon écriture. C’est mon but ultime.

Vos deux derniers scénarios écrits étaient d’ordre dramatique. Vous avez travaillé également sur une comédie «L’ambulance», toujours avec Lassaâd Oueslati. Y a-t-il une différence entre les deux genres? Êtes-vous plus à l’aise dans la comédie ou dans le drame ?

Ma première expérience était dans la comédie. Je me vois dans les deux. Faire rire les gens à travers une situation qui fait rire est un bon exercice. Et dans «Ambulance», c’était le cas. Même si je m’étais plus penché vers le drame dernièrement, j’aime beaucoup cette comédie qui filme une prise de position et met en scène des acteurs ou comédiens qui ne sont pas spécialistes en la matière. C’est enrichissant de les voir dans différents créneaux. La comédie ne s’arrête pas que sur des comédiens précis de nos jours…

Etes-vous plus à l’aise en tant que scénariste à la télévision ou au cinéma ?

A la télévision. Dans une série, je peux m’exprimer plus librement et le format des séries a évolué de nos jours. Elles touchent plus les gens. Dans le cinéma, il y a beaucoup plus de problèmes notamment liés aux subventions et aux financements. Je veux travailler des films qui me plaisent sans qu’on m’impose une vision autre, propre à d’autres. Je n’approuve pas le cinéma commercial. Je veux un cinéma qui soit porteur de l’identité de mon pays sans ingérences locales ou étrangères. Je veux évoquer à mon aise les problèmes liés à notre nation, au pays. Je prends l’exemple du cinéma iranien et japonais qui reste typique et porteur des valeurs et des maux de ces nations. Écrire pour le cinéma ou la télé, c’est la même chose. Et dans «Harga», on s’exprime beaucoup à travers l’image, avec moins de dialogues comme au cinéma.

Si vous deviez commenter le paysage audiovisuel actuel, que diriez-vous ?

Réaliser «El Harga», El Maestro», et même «Nouba» était une bataille menée contre la médiocrité. L’objectif est de disséquer les problèmes sociaux, de les dénoncer et de raconter les maux des gens à travers l’art. Aujourd’hui, des productions médiocres ont vu le jour. Et c’est grave. On n’est pas dans un esprit compétitif et on ne dépend pas de la pub forcément. «El Watania» fournit un budget qu’un producteur exécutif s’approprie pour créer.

On n’a juste plus besoin de voir autant de navets et de travail d’un niveau aussi bas. Les générations actuelles et futures ne méritent pas cela. Subir autant de violence physique et verbale non justifiée sur nos écrans est aberrant. On est libre de nous exprimer, pourquoi ne pas le faire à bon escient ? Où est la Haica ? Il y a des pratiques qui doivent cesser et des lois qui doivent être appliquées avec rigueur. Cette soif de sensationnalisme et de buzz doit cesser. Et vive les médias publics qui modèrent finalement le contenu. Il y a une différence entre divertissement, recherche de l’audimat à tout prix et qualité de l’œuvre.

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