Organisateur-buteur du Stade Nabeulien et du sept national dans les années 1960-1970, Moncef Ben Amor alias «El Chef» (Le capitaine) a un sens de l’humour remarquable et un «retourné», un exploit technique qui porte sa marque de fabrique. Il a fait partie de la génération dorée qui a représenté la Tunisie aux JM 1967 de Tunis, et participé au championnat du monde en Suède. Son credo : plaisir et spectacle, dans le droit fil du style des Potiers qui faisaient jadis fureur dans l’univers du hand national.
Moncef Ben Amor, comment depuis les années 1960 une ville de basket comme Nabeul a-t-elle su s’adapter à un nouveau sport, le handball, qui allait faire de l’ombre au sport-favori ?
Le tournant décisif a été l’installation à Nabeul, en 1960 en tant que directeur de la Recette des finances, du président de la Fédération tunisienne de handball (1956 à 1963), Jalaleddine Agha. Il a été vite séduit par cette cité férue de basket. Il a installé au stade Chelly, situé en face de l’hôpital régional, des cages, des filets, a tracé un terrain de hand et invité l’équipe est-allemande de Leipzig pour se produire contre l’équipe nationale composée de Moncef Hajjar, Mohamed Gritli, Hassen Mejri… Nous étions jeunes. Cette sorte de football pratiqué des mains nous a, sur le coup, beaucoup séduits. M.Agha offrit gratuitement au Stade Nabeulien engagements et licences. Nous avons commencé avec des moyens dérisoires : deux ou trois ballons, deux ou trois séances d’entraînement par semaine, pas plus…
Comment s’est effectuée l’ascension parmi l’élite ?
Grâce aux efforts et sacrifices de dirigeants aussi dévoués que Mohamed El Fekih, Habib Ben Brahem, Tahar Bahroun, Abdelkader Ladhib…, une équipe a vu le jour. Farouk Kallel assurait la préparation psychologique. Mohieddine Ezzine, Slah Turki, Habib Bouaouina dit Hbaiech, Hedi Hadidane, Hergli, Mansouri, Mghirbi et… Habib Garali, le père de Mounir, qui est plus connu pour son immense talent de basketteur, en constituaient le premier noyau. Au bout de deux saisons, nous accédions en première division. Nous allions tout de suite accrocher les meilleurs : Asptt, Zitouna, CA Gaz… Nous pouvions par la suite compter sur un excellent gardien de but, Moncef Kerkenni, un grand défenseur, Mustapha Khodja, un pivot de classe, Faouzi Belhadj… Puis arrive la génération des Raouf Ben Othmane, Noureddine Aounallah, Lotfi El Behi, Fethi Saâd, mon frère Fethi Ben Amor…
Toutefois, à la longue, le talent a fini par manquer au SN. La chute s’est dessinée à partir du milieu des années 1970. Quelles en sont les raisons ?
D’abord, il n’y a plus de travail de détection dans les écoles et lycées. Ensuite, les moyens financiers manquent terriblement. Le choix des techniciens des catégories des jeunes était erroné, parfois même arbitraire. Le cadre dirigeant changeant tous les deux ans, sans parler de celui technique, il n’y a plus eu de projet de jeu. L’infrastructure, non plus, n’a pas suivi.
Des remèdes ?
Pour remédier à la situation catastrophique du hand à Nabeul, il faut couvrir le stade Chelly, et ouvrir la salle de la Plage qui est depuis longtemps abandonnée. Il faudra qu’il y ait plusieurs centres de formation, et que l’on se retourne vers le vivier des écoles et lycées. Enfin, on a comme l’impression qu’on ne veut pas vraiment des anciens joueurs du club. Ils ne sont jamais consultés. Il est temps de mettre en place un plan de travail sur une certaine période afin de redonner au club son lustre d’antan. Pour cela, un minimum de stabilité est indispensable. Consulter les gens d’expérience ne serait pas de trop.
Le 25 mars 1967, en quarts de finale de la coupe de Tunisie, le Stade Nabeulien a réussi un exploit inachevé. Vous avez été battus par le Club Africain par le score incroyable de… (3-2). Etait-ce un match de football ou quoi ?
(Sourire). Non, de handball, bien entendu. Ce match est passé dans la légende, ne serait-ce que par ce score insolite. Nous avons joué au stade Chelly de Nabeul sur terre battue. On peut penser que la pelouse était lourde. Mais ce n’était pas le cas. Ce jour-là, il n’a pas plu, il n’y avait pas de vent. Mais il faut se rappeler que le Stade Nabeulien faisait fureur et représentait une terreur pour les deux grandes équipes de l’époque, l’EST et le CA. Il venait tout juste derrière dans la hiérarchie. Nous avons joué un match défensif parfait. A la mi-temps, le score était de (2-2). J’ai marqué un but, Mustapha Kodja a inscrit l’autre but des nôtres. Après le repos, Abdelaziz Zaibi réussit le but de la victoire clubiste. Nous étions très forts dans l’observation et l’étude de l’adversaire à partir de ses deux ou trois derniers matches. Nous avons su neutraliser ses points forts. Pourtant, c’était le CA des Zaibi, Abderrahmane Hammou, Mourad Boularès, Omrane Ben Moussa, Abdellatif Abeid, Yacoudi… Nous avons tout simplement dompté un tigre, le futur champion de Tunisie.
De la façon dont il tenait tête aux mastodontes, le SN exerçait un attrait extraordinaire sur ses adversaires à tel point qu’il a été très près d’enlever un titre…
Oui, chaque fois que l’on se déplaçait à Tunis, les puristes, y compris parmi les supporters des autres clubs, venaient nombreux au Palais de la foire savourer notre hand léché et spectaculaire. Sans évoquer les finales de la coupe de Tunisie perdues, il y eut le souvenir de la saison où nous aurions dû remporter le championnat sans des décisions arbitrales défavorables qui ont servi de coup de pouce en faveur de l’EST. Nous virions pourtant en tête durant les deux tiers du parcours. De rage, dans un match disputé à Mahdia, devant d’aussi criardes injustices arbitrales, notre dirigeant Farouk Kallel a avalé la feuille de match. Eh oui… Notre talent ouvrait la porte à des ambitions qui nous étaient, paraît-il, interdites. Mais que voulez-vous, les arbitres avaient un comportement tordu. Ils roulaient pour le plus fort.
Est-ce votre plus mauvais souvenir ?
Incontestablement. Avec, également, les accusations infondées dont je fis un jour l’objet. J’entraînais alors El Baâth Sportif de Beni Khiar. Nous rencontrions le Stade Nabeulien qui jouait son maintien. Les temps avaient drôlement changé pour les Potiers qui avaient longtemps montré la voie à leurs voisins du Cap-Bon: EBS Beni Khiar, US Témimienne, AS Hammamet, US El Mida… J’ai été pris à partie par les supporters khiaris qui me soupçonnèrent injustement d’avoir facilité la victoire du SN qui n’avait pourtant pas besoin de mes services.
Que manquait-il au SN pour remporter un trophée ?
De plus grands moyens, et un banc plus profond, surtout de gros bras, car il ne possédait pas les moyens de recruter les meilleurs. Nous nous y étions essayés avec Moncef Ben Othmane et Pakis, mais cela devait s’arrêter là. A défaut de gros gabarits, nous devions privilégier l’enthousiasme, la technique et le jeu collectif. Et puis, malgré tout le dévouement inégalable des dirigeants, il fallait compter avec la nette différence de ressources financières et des structures : on jouait sur terre battue, en plein air, on se douchait à l’eau froide, on portait des espadrilles ordinaires, on mangeait des casse-croûtes et on se déplaçait en train. L’équipe se composait alors de Khodja, Kerkenni, Dhouib, Ouerfelli, Belhaj, Rafrafi, Falfoul, Shili, El Kadhi, Moncef Ben Othmane, Saâd, mon frère Abdelkader, et moi-même.
Qui dit «retourné», dit Moncef Ben Amor. Quel est le secret d’une telle réputation ?
Il s’agit d’un geste technique très difficile qui exige un degré très avancé de coordination et de synchronisation des gestes. Il faut avoir pratiqué l’athlétisme, les lancers (javelot, poids, marteau…) pour l’accomplir à la perfection. Par bonheur, j’ai longtemps tâté à l’athlétisme, mais aussi au foot puisque j’ai commencé en 1958 comme footballeur. J’ai joué gardien, avant-centre, ailier gauche… Passé au HB, j’étais organisateur-buteur, je servais le pivot dans un trou de souris. Habib Ouerfelli, Noureddine Dhouib et Noureddine Jemaâ peuvent en témoigner. D’ailleurs, nous disposions d’un arsenal très riche, notre sept était rayonnant de talent et de joie de vivre. Nous avons vite adopté ce sport-là parce qu’il copiait pratiquement ce qui se faisait dans le basket, un autre sport pratiqué de la main. Dans le quartier, nous jouions le basket, et sur la plage, le volley. Bref, 80% de nos joueurs étaient polyvalents, capables de pratiquer ces trois disciplines et bien d’autres.
Avez-vous reçu des offres pour jouer dans un autre club ?
Oui, du CA et d’EMM.
Quel est votre meilleur match ?
Contre le CA Gaz lorsque le SN s’est qualifié pour les demi-finales de la coupe (7-6). J’ai inscrit ce jour-là cinq buts. Je me rappelle aussi d’un CSHL-SN (3-3). Nous avons pratiqué pour la première fois le 4-2. C’était une innovation alors. Nous avons marqué en individuel Abdelaziz Ghelala et Ahmed Berrehouma.
A qui devez-vous votre promotion en équipe nationale ?
Au Roumain Popa. Il nous a lancés dans le grand bain, Mounir Jelili, Faouzi Ksouri, Omrane Ben Moussa et moi-même en même temps. Nous avons été alignés contre la France et la Tchécoslovaquie aux championnats du monde en Suède. Au sein de la sélection 1967, nous formions une famille unie et solidaire : Riahi, Hammou, Baccouche, Ghelala, Boularès… Feu Khalladi aussi. J’ai été invité au mariage de sa fille alors qu’il nous avait déjà quittés. Je dois ma formation à Moncef Hajjar et à Doumergue. Le président fédéral Abdelhamid Mlayeh m’a fait participer gratuitement à deux stages d’entraîneur en Allemagne.
Dans les années 1980, vous avez refusé de prendre en main le sept national, finalement confié à Lamjed Amroussi. Pourquoi ?
Parce que cela ressemblait à un cadeau empoisonné. Un mois avant les championnats d’Afrique, il était suicidaire d’accepter une telle charge. Je ne voulais pas servir de roue de secours.
Pourtant, la sélection d’une aussi petite nation du handball telle que le Bahrein, vous n’avez pas hésité à la prendre en charge ?
Oui, mais j’ai eu suffisamment de temps pour installer mon projet de jeu. Résultat : deux nuls contre l’Algérie, une défaite par un seul but face à la Tunisie, une 3e place aux championnats asiatiques 1983 à Seoul, une 4e place aux championnats arabes au Maroc en 1984. Je raffolle de ce genre de challenges où je fais d’un ensemble modeste ou moyen un superbe outsider capable de tenir tête aux meilleurs et de bousculer la hiérarchie. Autre exemple : avec El Baâth de Beni Khiar, nous étions menés par cinq buts à cinq minutes de la fin, en finale de la coupe Abdelaziz Ghelala face au Wydad Montfleury conduit par Sadok Baccouche. Nous nous sommes imposés au final d’un but. Nous avons également accroché l’Espérance de Mounir Jelili, Moncef Besbès… Néanmoins, je dois avouer que ma plus grande fierté d’entraîneur est d’avoir permis à un tas d’entraîneurs tunisiens d’aller monnayer leurs talents dans les pays du Golfe: Lotfi El Behi, Fethi Mechaâl, Abdelaziz Zaibi…
Comment analysez-vous la situation du hand tunisien aujourd’hui ?
A présent, nous en sommes à exporter des talents en Europe, et rivalisons avec les meilleurs, ce qui donne une idée de l’énorme potentiel que recèle notre handball. La puissance et la vitesse ont été développées. Le travail mental aussi. Sans oublier le repli défensif qui requiert désormais la plus grande importance. Il faudra néanmoins se tourner vers le hand du cru, celui du Sud du pays capable de nous révéler de grands gabarits, de petits phénomènes de la nature. Il me semble que le vivier du Sud reste très mal exploité même si, par rapport à mon temps, l’épicentre du hand tunisien s’est déplacé de Tunis-Cap Bon vers la région du Sahel.
Quel est à votre avis le plus grand handballeur tunisien de tous les temps ?
Chaque époque propose ses monstres sacrés : Mounir Jelili, Hachemi Razgallah, Mustapha Khalladi, Abdelaziz Ghelala, Moncef Kerkenni, Ryadh Sanaâ, Moncef Besbès, Moncef Oueslati…
Et du SN ?
Mustapha Khodja a toujours fait partie des meilleurs défenseurs droits du pays. Il y a aussi Faouzi Belhaj, un excellent pivot-ailier, et le gardien Raouf Ben Othmane.
Vos parents vous ont-ils encouragé à pratiquer le HB ?
Pas vraiment. Mon père Mohamed, qui tenait un café au centre-ville, n’avait de pensée que pour ma réussite scolaire. Quant à ma mère Fafani, elle préparait minutieusement mon sac de sport avant un match, et lavait mes tenues. Une fois, elle s’est déplacée au stade Chelly pour accompagner Habiba, la mère de Mustapha Khodja, qui, elle, était une habituée du stade. Elle n’a pas su se tenir tranquille en voyant mon rival de l’ASPTT m’agresser, faisant irruption sur le terrain pour corriger cet adversaire indélicat. Je ne sais pas si l’arbitre lui a dressé un carton rouge ou non… (Rire). Mes deux frères Abdelkader et Fethi ont pratiqué le hand au SN. Le premier a joué à mes côtés avant de partir en Belgique.
Parlez-nous de votre petite famille…
En 1970, j’ai épousé Mahbouba Amara, le grand amour de ma vie, prof de sport et ancienne basketteuse de l’Association Sportive Féminine. Nous avons trois enfants: Mourad, 42 ans, employé dans une société américaine, Marwane, 37 ans, ancien handballeur au SN, ASH, EST et ESS et prof de sport, et Mohamed, 32 ans, qui a été joueur-entraîneur au CAB, et prof de sport également
Quels sont vos hobbies ?
La mer, la marche, raconter des blagues, écouter Oum Kalthoum, Edith Piaf et… Balti, comme quoi mes goûts sont également jeunes. En plus de déguster un couscous au mérou.
Si vous n’étiez pas dans le sport, quelle autre carrière auriez-vous embrassée ?
Enseignant universitaire de français. C’était mon ambition. Malheureusement, le handball en décida autrement.
Enfin, racontez-nous une anecdote…
Alors que j’étais entraîneur, le Stade Nabeulien était opposé au Stade Tunisien. Nous menions par sept buts d’écart. J’ai demandé à un joueur d’aller s’échauffer en prévision de son entrée en jeu. Mais le ST était revenu fort dans le match, réduisant l’écart à trois buts seulement alors qu’il ne restait plus que quelques minutes à jouer.
Le joueur auquel j’ai demandé de s’échauffer vint me dire: «M’auriez-vous oublié par hasard ? Cela fait longtemps que je m’échauffe». J’ai alors insisté: «Vraiment, vous vous êtes bien bien échauffé ?».
Il me réplique: «Oui, regardez ma sueur !». Je lui lança alors : «Puisque vous vous êtes fort bien échauffé, allez maintenant voir un «tayeb» (le masseur au bain-maure) !».