Championne d’Afrique 2000 à Alger, médaillée d’or des Jeux Africains 1999 à Johannesburg, Hayet Rouini est issue de l’école de l’ASMT Kairouan.
«J’ai le judo dans le sang. J’y trouve toutes les qualités dont peut rêver une jeune fille ambitieuse: force, beauté et intelligence. Le sport a servi de vecteur de promotion sociale. Grâce à lui, j’ai découvert d’autres univers, fréquenté beaucoup de gens et réussi à m’épanouir», avoue-t-elle.
Prof de sport, et continuant à entraîner au centre de promotion du judo à Kairouan, notre invitée défend farouchement la cause des sports individuels.
«Ils méritent davantage d’égards, observe-t-elle. Sans eux, le palmarès olympique et international du sport tunisien serait vierge. La discrimination pratiquée par rapport aux sports collectifs est vraiment injustifiable».
Hayet Rouini, d’abord une question évidente: pourquoi avez-vous choisi le judo ?
Cela a été le fruit du hasard. Mon prof de sport, Hamouda Sadfi, promoteur du judo dans la ville de Kairouan, et grand détecteur de talents m’a demandé un jour si je voulais découvrir le judo. Il m’a énuméré ses bienfaits, insistant sur le fait qu’il n’était pas aussi compliqué que d’autres disciplines. Il m’a demandé d’aller un vendredi à la manufacture de tabac de Kairouan, qui possède un club spécialisé dans le judo pour voir comment on pratique ce sport. A vrai dire, tous mes frères étaient passés par les tatami. C’est Mohamed Ameur qui a été mon premier entraîneur. Dès la catégorie minimes, j’étais championne de Tunisie au sein de l’ASMTK.
Que représente pour vous cette discipline ?
C’est tout simplement le facteur décisif dans ma vie. Il m’a donné une place privilégiée au sein de la société. Sans lui, je ne serais pas aujourd’hui prof de sport et n’entraînerais pas. En fait, j’ai le judo dans le sang, car je l’ai pratiqué depuis mon plus jeune âge. J’y ai trouvé toutes les qualités dont peut rêver une jeune fille ambitieuse: force, beauté et intelligence. Le sport a servi de vecteur de promotion sociale. Grâce à lui, j’ai découvert d’autres univers, fréquenté beaucoup de gens et réussi à m’épanouir.
Que vous a apporté le judo, côté financier ?
Pas grand-chose. De notre temps, il n’ y avait ni primes ni gros sponsors. Aujourd’hui, les champions sont pris en charge par de grandes entreprises.
Pourtant, il vous a fallu sacrifier énormément pour arriver très loin…
Une souffrance permanente aussi bien physique que mentale car, dans le sport, le moral et la motivation demeurent les plus importants. Il m’a fallu rester à chaque fois un ou deux mois sans rentrer dans ma famille, à Kairouan, pour sacrifier aux engagements de l’équipe nationale. Il me fallut également puiser dans mes ressources. J’étais certes maigrichonne, mais je devais suer sang et eau pour rester dans ma catégorie de poids : moins de 52, moins de 57 et surtout moins de 48 kg. Durant l’Aïd El Kebir, il m’est arrivé de ne pas mettre un seul bout de viande dans ma bouche parce que les 100 grammes au dessus de mon poids, je suis contrainte par la suite de les éliminer au bout d’une ou deux heures de course.
Les podiums et trophées vous ont-ils suffisamment récompensée de tous ces sacrifices ?
Ah oui ! Lorsque je monte sur le podium, je ne peux pas vous décrire ce que je ressens, une joie immense. Il n’est pas donné à tout le monde de représenter la Tunisie, de porter son maillot et de remporter des médailles à son nom.
Quels furent vos entraîneurs ?
Mohamed Ameur et Hamouda Sadfi. Le premier à m’avoir appelé en sélection a été Hassen Ben Gamra. Ensuite, il y eut Mongi Kachouri avec lequel j’ai enlevé l’or aux Jeux africains de Johannesburg, sans oublier Slah Rekik.
Votre meilleur souvenir ?
Mon premier titre aux JA. Un an auparavant, j’avais gagné le titre arabe en Jordanie.
Et le plus mauvais ?
Ma défaite aux Jeux méditerranéens 2001, devant mon public à Tunis face à une Espagnole. Le score était très serré (trois points de différence), ce qui a ajouté à ma frustration. Mais, vous savez, en judo, l’arbitrage ne pardonne pas. J’ai terminé cinquième. Il est vrai que j’ai été opéré du ménisque.
Quels furent vos meilleurs combats ?
En 1999, aux Jeux africains de Johannesburg, en finale contre la Mauricienne Dolly Moothoo. C’était la première fois où j’accédais à un tel palier. Ensuite, face à l’Algérienne Leila Zitoun, en quarts de finale du championnat d’Afrique 2000, à Alger. Nous sommes deux gauchères. On se ressemble, y compris par la physionomie. Il y avait une ambiance de feu dans la salle. C’était comme dans un stade de football. Vous ne pouviez deviner d’où viendra une bouteille jetée par le public. D’ailleurs, une pièce de monnaie a touché au visage ma copine Karima Dhaouadi. J’ai été la seule tunisienne à remporter un titre dans cette édition. Chez les hommes, Anis Lounifi (moins de 60 Kg) et Skander Hachicha (moins de 90 kg) ont gagné l’or.
Et le plus difficile ?
Aux Jeux olympiques de Sydney, en 2000 contre une adversaire belge qui me fuyait carrément aux entraînements parce qu’elle avait peur d’être humiliée. Eh bien, elle m’a battu ce jour-là par koka (3 points). Elle a été médaillée de bronze. Quant à moi, j’ai terminé à la 11e place.
Que représente pour vous l’ASMTK ?
Une seconde famille qui m’a fait aimer un sport de combat lequel a profondément marqué mon existence. En fait, l’Association sportive de la manufacture de tabac de Kairouan a sorti un tas de champions africains, hommes et dames: Sayda Dhahri, Insaf Yahiaoui, Makram Ayed, Hassen Moussa, Lotfi Aissaoui, Youssef Badra, Houda Miled… A partir de 2004, lorsque j’ai raccroché, je me suis reconvertie dans le métier d’entraîneur dans mon club, en plus de mes fonctions d’entraîneur au centre de promotion. Cela m’a permis de participer à la formation de Ghofrane, Meriam et Chayma Khelifi, Oumeima Rebai, championne d’Afrique juniors….Malheureusement, il y a toujours des opportunistes qui aiment s’attribuer le mérite des autres…
On vous sent amère…
Comment ne pas l’être quand vous écoutez des gens dire : «Hayet travaille ici et là, on la retrouve partout. Cela fait un peu trop !». Je suis l’enfant des tatamis, et mesure ce que m’apporte le sport. C’est un moment de bonheur. Vous vous tuez pour sortir un champion, et puis voilà: un opportuniste vient s’exposer aux devants de la scène et se prendre en photo avec la championne, comme s’il avait fait quelque chose pour la porter là où elle se trouve. Depuis quelques années, j’ai arrêté d’entraîner. Je suis la moins bien payée aux côtés de quatre autres entraîneurs alors que je faisais tout dans mon club. Comble d’ingratitude, une fois que j’ai arrêté mes fonctions d’entraîneur, on a enlevé ma photo de la salle du club. Une salle pour la réalisation de laquelle a dû se sacrifier notre père à tous, Hamouda Sadfi, en plus des louables efforts de la commissaire régionale aux Sports, Khaoula Taktak.
Combien perceviez-vous en tant qu’entraîneur ?
(Gênée). 200 dinars alors que toute ma journée est dédiée au judo. De 15h00 à 19h00, j’entraîne le club civil de l’ASMTK. De 8h00 à 10h00 le centre de promotion. Et de 12h00 à 14h00, la filière sport dans l’enseignement public. Certains jours, je travaille avec la sélection régionale.
Quel est le meilleur judoka tunisien ?
Anis Lounifi (EST) chez les hommes, et Raoudha Chaâri (CSS) chez les dames.
Et dans le monde ?
La Japonaise Ryoko Tamura Tani, la femme la plus titrée de l’histoire : cinq médailles olympiques, et sept titres de championne du monde.
Comment avez-vous réussi à allier sport de haut niveau et études ?
En fait, cela a été un combat permanent. Etant sportive d’élite, le matin, je m’entraînais à plein temps, comme on dit, et j’étudie l’après-midi. J’ai fait deux années d’études à l’Ineps de Ksar Said spécialité judo. Parfois, en rentrant de stage avec l’équipe nationale, je trouvais que mes camarades ont déjà passé l’examen. Mais il ne me fallait pas lâcher. J’avais une grande concurrente de l’Espérance Sportive de Tunis. Le président de la fédération et le directeur technique national venaient également de l’EST. Donc, je devais déployer davantage d’efforts que les autres pour m’imposer. Si je perdais un jour le moral et la motivation, c’en était fini de mes chances. Il faut montrer de la hargne, la rage de vaincre est indispensable. Autant je suis cool et douce dans la vie de tous les jours, autant je deviens guerrière et méchante sur un tatami. On ne peut pas gagner tout en étant gentille.
Pourtant, vous avez arrêté plutôt jeune ?
Après les championnats d’Afrique 2004 à Tunis, le président de la fédération, Hedi Mhirsi, en apprenant que je me retirais, m’a dit de prendre deux mois de repos avant de revenir. En fin de compte, j’ai préféré arrêter tout bonnement ma carrière.
Si vous n’étiez pas dans le sport, que seriez-vous aujourd’hui ?
Professeur, ou peut-être médecin.
Que pensez-vous du regard de la société tunisienne à l’endroit de la femme sportive ?
Il y a de plus en plus d’encouragement. Travailler avec une fille apporte des résultats beaucoup plus vite qu’avec un garçon. A Kairouan, par exemple, la morphologie des gens ici aide à la pratique des sports de combat.
Vos parents vous ont-ils encouragée à pratiquer le sport ?
Ma mère Aicha Guizani, décédée il y a huit ans, m’a beaucoup encouragée. Elle trouvait que le judo me permettait de m’affirmer, de me construire une personnalité. Quant à mon père, vendeur de «Makroudh», il s’est montré une seule fois hostile à ce sport que je pratiquais: lorsqu’on m’a pris à la caserne du Bardo, au Depsm pour un long rassemblement de l’élite sportive en 1998. J’avais alors 17 ans. Une fois le centre d’élite d’El Menzah 1 prêt, en 2000, nous partions là-bas nous préparer.
Le judo et le reste des sports individuels, comment trouvez-vous leur situation ?
Ils méritent davantage d’égards. Sans eux, le palmarès olympique et international du sport tunisien serait aujourd’hui vierge. La discrimination pratiquée par rapport aux sports collectifs est vraiment injustifiable voire révoltante.
Comment trouvez-vous l’univers du sport ?
Une planète fantastique et chaque jour porteuse de découvertes. On y apprend beaucoup sur la nature des hommes. Les tentations sont grandes, mais il faut se fixer un objectif et foncer dans la voie menant vers ce but.
Comment se porte le judo kairouanais ?
Nous avons trois associations qui font de l’excellent travail malgré des moyens rudimentaires: le chef de file, l’ASMTK, l’Electro Al Qods où j’entraîne le Centre de promotion, et l’Association de Bouhajla.
Et plus généralement celui tunisien ?
La qualité a baissé malgré le travail énorme accompli par la fédération. Je crois que le problème s’applique également aux autres sports. Avec les temps scolaires actuels, le sport tunisien ne peut pas aller très loin. Un réaménagement de ce temps-là demeure une urgence.
Quels sont vos hobbies ?
J’aime cuisiner. A la télé, je regarde National Geographic avec mes enfants. Cela instruit énormément.
Etes-vous optimiste pour l’avenir de la Tunisie ?
Un point d’interrogation. Malheureusement, nous n’avons pas su exploiter à bon escient cette chance unique pour épouser l’air du temps et se libérer du joug de la dictature. Je crois que l’égoisme aveugle empêche notre pays d’avancer.
Enfin, un souhait ?
Pourquoi ne penserait-on pas à tous ceux et celles qui ont honoré le sport national ? Pourquoi ne les rassemblerait-on pas de temps en temps afin de leur apporter l’opportunité de se revoir et de rappeler aux jeunes générations leurs exploits? C’est l’histoire du sport national tout court. Quel plaisir de voir le 24 novembre 2017 le président du Comité national olympique tunisien, Mehez Boussayène, rassembler toutes les générations sportives. Une marque de grand civisme. Personnellement, j’ai encore beaucoup à donner au judo national en tant qu’entraîneur et formateur.
En 2014, j’ai remporté trois médailles d’or au championnat arabe du Caire en tant que sélectionneur national après avoir été l’assistante de Houda Miled. Skander Hachicha m’a nommée à la tête de la sélection du Centre. Cela a déplu à certains, et j’en ai été privée, je ne sais pourquoi. En tout cas, j’ai préféré me retirer en silence malgré tous les encouragements de mon mari.