Elle peut être insupportable, une voix qui dérange, mais elle fait bouger les lignes à sa manière tragicomique en matière politique. Mais nul n’a le droit — fût-il un élu — d’agresser Abir Moussi ou n’importe quelle autre femme tunisienne. Ce qui s’est passé hier à l’hémicycle écrit une nouvelle page obscure du livre noir de la condition féminine dans notre pays. En effet, l’agression physique perpétrée par le député Sahbi Smara contre Abir Moussi est un message qui encourage la violence contre les femmes et un grave indicateur du recul de leurs libertés. Certains s’escriment à relativiser l’étendue et l’horreur des violences subies par Abir Moussi ou d’autres femmes illustres ou inconnues. En vérité, ils ont l’indécence de la temporiser pour ne pas agir. De ce fait, ils ne font qu’encourager les agresseurs à aller de l’avant en toute impunité. C’est d’ailleurs pourquoi, chaque jour, les médias rapportent des cas de violences faites aux femmes en Tunisie. Car violenter une femme, la terroriser et parfois la tuer, dénote le fait qu’elle représente une altérité. Cette altérité se résume pourtant à une liberté qui ne coïncide pas toujours avec celle d’un homme qui n’arrive pas encore à supporter qu’une femme existe, autrement que pour servir l’homme et se plier à ses ordres ou à ses idées. C’est à cause d’un processus d’emprise sexiste, tellement ancré dans nos mentalités et dans nos pratiques, que certains hommes-députés se sont habitués à l’impunité.
Mais ce geste ignoble et lâche nous rappelle combien ces droits et ces libertés sont fragiles pour les femmes tunisiennes et montre l’immense chemin qu’il reste à parcourir pour que toutes les femmes puissent jouir du respect citoyen et de l’égalité des genres. La scène s’est déroulée en présence de la ministre de la Femme, de la Famille et des Séniors, Imen Zahouani Houimel, venue assister aux travaux de l’examen du projet de loi portant sur la réglementation du travail domestique n° 118 pour l’année 2020.
Mais c’est la discussion du projet de loi n° 05 pour l’année 2020 relatif à la convention entre le gouvernement tunisien et le Fonds qatari pour le développement portant sur l’ouverture d’un bureau du fonds en Tunisie, vigoureusement contesté par des membres du Parti destourien libre, dont Abir Moussi, qui revendiquent la non-adoption, qui a été à l’origine de cette agression vulgaire retransmise en direct par la télévision nationale.
Un autre député, le tristement célèbre, Seifeddine Makhlouf (bloc Al Karama), enfonce le clou et confirme les intentions malsaines de certains députés en faisant miroiter l’argent qu’il a sorti de sa poche et disant qu’«elle ne vaut pas le prix d’une chèvre ».
Les faits jusque-là ne semblent pas sortir du cadre des atteintes et des violences récurrentes depuis le début de la nouvelle législature. Mais les faits sont têtus et c’est une diversion délibérée pour reléguer au second plan les révélations fracassantes faites hier par le Collectif de défense des martyrs Chokri Belaid et Mohamed Brahmi à propos du rapport de l’inspection générale relatif aux juges Bechir Akremi et Taïeb Rached. Mais c’est aussi la preuve de l’impuissance politique des coalitions islamistes et radicales à passer leurs projets de loi à cause des critiques et des agissements de la présidente de la coalition du PDL qui perturbe d’une façon ou d’une autre le déroulement des séances plénières.
Mais — et c’est là le plus grave — notre démocratie aux mains de personnes sulfureuses ne supporte pas encore les femmes libres, émancipées et téméraires. La première République avait accordé aux femmes certains droits et la révolution leur a ouvert de nouvelles perspectives mais cette agression indigne nous montre à quel point elles sont encore aux prises avec des visées dégradantes et humiliantes.
Dans Les Misérables, Victor Hugo écrit que les gens qu’on aime sont normalement « nos êtres respirables. S’ils nous manquent, l’air nous manque, nous étouffons ». Mais quand un homme, un patron, un conjoint ou un ex-conjoint rend cet air irrespirable à une femme, c’est toute la société qui est non seulement misérable, mais asphyxiée. Selon l’enquête nationale sur les violences faites aux femmes, en Tunisie (2010), plus de 47.6% des femmes âgées de 18 à 64 ans ont déclaré avoir subi au moins une des formes de violence durant leur vie.
La violence physique est la plus fréquente, suivie de très près par la violence psychologique. Viennent ensuite la violence sexuelle et la violence économique. Les hommes qui commettent ces violences peuvent être universitaires, artistes, commerçants, étudiants, ouvriers ou chômeurs. Les femmes qui en sont victimes peuvent être médecins, architectes, universitaires, infirmières, femmes au foyer ou secrétaires.
Ces femmes meurent étranglées, poignardées, brûlées vives, rouées de coups, parfois sous les yeux de leurs enfants, parfois en pleine rue. Ces femmes livrées à elles-mêmes et à ceux qui les détruisent ne trouvent pas le soutien adéquat malgré la loi.
Il est donc temps d’assurer à toutes ces femmes le droit de respirer. Avec ou sans leurs agresseurs. Mais pour que justice soit faite, l’Etat a la responsabilité de trouver des solutions pour mettre un terme à ce calvaire et protéger les femmes en réformant notre législation pour aligner le droit sur cette réalité.
De ce fait, il est urgent de combler les failles de notre législation, afin d’offrir à la justice une palette d’outils mieux adaptés à l’urgence et à la singularité des situations. La chaîne pénale doit être passée au peigne fin dans les procédures. Il ne s’agit pas de pointer la faute de tel ou tel acteur mais de regarder nos défaillances en face et de les corriger pour mieux protéger les femmes. Le cas d’Abir Moussi devrait servir à mobiliser l’opinion publique nationale et internationale. C’est le moment d’agir.