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Tribune: La Tunisie, la vertu et le bien-être

En cette fin de Ramadan, je souhaite à toutes et à tous un très bon Aïd, en famille, entre amis, en Tunisie.
De ma lecture assidue, pendant ce mois sacré, de la Muqaddima d’Ibn Khaldûn, l’historien musulman probablement le plus célèbre en Occident, je retire deux remarques personnelles en cette veille d’Aïd.
La première est historique : tout comme le XIVe siècle méditerranéen que documente ce grand philosophe, ce que nous vivons depuis 2011 en Tunisie n’annoncerait-il pas une époque de transition importante dans l’histoire du Maghreb et peut-être de l’Islam en général? Peut-être la plus décisive depuis la décolonisation. La « dynamique » régionale, comme les questions aiguës, notamment sociétales et culturelles, qui se posent aux plus proches voisins de la Tunisie démocratique, pourraient en attester.
La seconde question est liée à la géographie et s’attaque au mythe du relativisme culturel, de la pensée unique et à l’idée que la norme, en toute chose, à commencer par la globalisation, serait occidentale. Qu’un savant comme Ibn Khaldûn, né en 1332 à Tunis où il passe ses vingt premières années et étudie auprès de grands penseurs avant d’entamer un itinéraire arabo-andalou dont il tirera une magnifique Histoire des Arabes et des Berbères du Maghreb, soit un fils du pays, devrait pleinement rassurer les Tunisiens, du moins ceux qui douteraient jusqu’à ne plus croire en rien. La Tunisie est bien un grand pays qui, à plusieurs moments de son histoire, a fait avancer le monde.
Ibn Khaldûn, cet inépuisable voyageur, nommé six fois à la charge de grand cadi du Caire où il décédera en 1406, est un de ces Tunisiens exemplaires comme le sont Abou El Kacem Chebbi, Moncef Bey, Farhat Hached, Habib Bourguiba, Tawhida Ben Cheikh et tant d’autres qui ont fait la réputation de ce territoire bien au-delà de ses frontières. Tunisien, il est en même temps cosmopolite, profondément méditerranéen, riche de ses origines andalouses. Grand géographe, historien, économiste, précurseur de la sociologie, il est aussi homme d’Etat. Mais plus que tout, il a su, mieux que quiconque en son temps, penser, depuis Tunis, le monde et écrire le récit d’une histoire universelle des hommes.
Le défi tunisien, en ce moment, me paraît, toute comparaison bue, du même ressort. Dans les mois à venir, forte de sa jeune démocratie, d’une société civile vigilante et d’une offre politique pluraliste, la Tunisie s’apprête à faire en sa pleine souveraineté les choix de femmes et d’hommes qui seront librement élus par un nombre croissant de citoyens. Les élections législatives et la présidentielle se tiendront à l’heure et de manière transparente. Les résultats ne seront pas contestés. Au début de l’année 2020, la Tunisie sera plus que jamais debout, debout et face à d’importants défis pour les années à venir.
Ces défis se résument, pour faire court et clair, à une double exigence : celle de la vertu et du bien-être. La recette est ancienne et éprouvée. De mes études de philosophie, je garde en mémoire la lecture d’un autre grand esprit en la personne de Saint Thomas d’Aquin, théologien catholique et penseur scolastique du XIIIe siècle. Et le souvenir d’une citation de son livre, Opera omnia: «Il faut un minimum de bien-être (confort) pour pratiquer la vertu».
La vertu, d’une part. Assurer, avec pleine autorité, la sécurité et la protection des citoyens et des visiteurs de la Tunisie face aux menaces du terrorisme et de la criminalité. Parachever la transition démocratique, la construction politique et constitutionnelle, la décentralisation. Persévérer dans la lutte contre la corruption, la contrebande, l’économie grise et mafieuse ou les conflits d’intérêts et faire de l’Etat le garant d’une justice irréprochable. Porter au plus haut les valeurs d’égalité des genres et de respect des minorités. Faire vivre enfin l’héritage culturel d’une Tunisie millénaire et plurielle, ouverte au monde, et faire de son patrimoine un objet de fierté nationale comme d’attractivité internationale.
Le bien-être, d’autre part. Permettre à tous de disposer d’un service public de qualité dans le domaine de l’éducation, de la santé, du transport. Encourager toutes les initiatives et entreprises dédiées aux ressources de la terre tunisienne, qu’il s’agisse des produits de l’agriculture, du phosphate, de toutes les composantes qui peuvent assurer l’indépendance énergétique du pays. Valoriser sur place des ressources humaines exceptionnelles qui, faute de perspectives suffisantes, quittent le pays. Offrir, tout simplement, des perspectives à ceux qui veulent travailler ou entreprendre, je pense naturellement à la jeunesse qui étudie et aux familles qui se battent pour qu’elle ait, cette jeunesse, une vie digne et épanouie.
Cette équation entre la vertu et le bien-être est certes d’une grande exigence. Sans un minimum de bien-être, impossible de prêcher la vertu. Résoudre l’urgence économique et sociale est la priorité absolue. Dans les mois à venir, la Tunisie et ses amis notamment européens, au nombre desquels la France compte au premier plan, doivent trouver les mots, mais surtout les actes, qui permettront d’illustrer au pays d’Ibn Khaldûn la formule de Saint Thomas d’Aquin. Ensemble, ainsi, nous avancerons sur la voie d’une Méditerranée équitable, coconstruite, réciproque et innovante.

Aidkom mabrouk, wa snine deyma

Par Olivier Poivre d’ARVOR (Ambassadeur de France en Tunisie)

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10 Commentaires

  1. sami

    2 juin 2019 à 12:33

    S’il est 1 diplomate étranger qui mérite d’être écouté ds notre pays c’est bien OPDA, l’actuel amb. de Fr. Il dit en termes courtois et pleins de finesse ce que ns aimerions entendre, voir et soient mis en oeuvre.

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    • Taoufik

      31 décembre 2019 à 15:21

      47 ans que je vis à l’étranger. NON PAS EN FRANCE! et pourtant j’ai acquis une certaine connaissance: jamais un français, ni la France n’ont pu se départir de leur appétit colonial! La Tunisie d’aujourd’hui n’a certainement pas besoin de St Thomas d’Aquin ni d’Ibn Khaldoun d’ailleurs; si ce n’est ce vouloir de la classe dirigeante devenue cancéreuse grâce au soutien des Français et des Turques (nouvellement) ou d’Italiens en perte économique par et pour eux même. Aussi pardonnez moi mais depuis mon doctorat dont le sujet comportait justement les relations Tuniso-françaises et CEE, je n’arrive pas à décrocher encore qu’une partie du blâme incombe à ces Français qui en mal social et économique rejettent sur la pauvre Afrique leur humeur du moment. Je ne rentrerais pas dans les détails, mais expliquez moi la présence des ces diplomates en herbe qui du coup apprennent l’arabe pour mieux espionner voire acculer ce pauvre territoire dans sa misère permanente; et ce quitte à y trouver de nouvelles figures qu’on voulait exterminer durant la supposée révolution et avec lesquelles on s’allie tout d’un coup. La vertu oblige l’honnêteté et elle est loin d’être acquise par ceux qui ont dessiné les inégalités mondiales.

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      • Antoine

        6 juillet 2020 à 09:42

        Un doctorat … bien sûr ??? et en quoi ? Si le sujet portait sur les relations « Tuniso-françaises », n’avoir jamais vécu en France est peut-être une source de lacunes importantes, non ?… Effectivement « tout n’est pas tout parfait » en ce monde et encore moins en France mais faire l’amalgame entre un mal être de nos sociétés (autant européennes que nord africaines) et la colonialisme, c’est (à mon sens) équivalent à faire l’amalgame entre ce jeune tunisien qui s’est fait filmé en Allemagne dans un supermarché avec un comportement indigne (pour resté dans l’euphémisme) et tous les tunisiens… Certains raccourcis conduisent à l’obscurantisme et à la montée de mouvements extrémistes nuisibles.
        Mais ce n’est certainement qu’un raisonnement post-colonialiste et arrogant.

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  2. Barbria Ridha

    2 juin 2019 à 14:35

    Excellent papier qui traite bien le dossier tunisien. Merci Excellence.

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  3. Ben Taleb

    2 juin 2019 à 20:50

    Bonne analyse. Cela résume, à mon sens, assez bien l’aspiration de tout ,citoyenne et citoyen ,tunisien. Notre avenir sera,inchallah, meilleur. Merci ,Votre Excellence, pour l’estime et le respect que vous portez pour notre pays . Enfin inchallah Aid Iftar Moubarak pour tous les musulmans du monde .

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  4. Habib Ben Zineb

    3 juin 2019 à 09:43

    Merci Monsieur l’ambassadeur que les hommes politiques et les gouvernants vous entendent et pensent avant tout au drapeau ,et au pays

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  5. Henda Kahaou

    3 juin 2019 à 18:29

    Voeux pieux !

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  6. tunisien

    16 juin 2019 à 18:50

    pour tous les tunisiens qui soutiennent cet individus , torchez vous le cul avec son papier et essuyiez vous le visage avec bande d’enfoirés

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    • Taoufik

      3 janvier 2020 à 22:32

      Absolument d’accord! Il est l’image de l’hypocrisieposr coloniale et effectivement ceuxqui l’appuient devront s’en faire un suppositoire!!

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  7. Mah20

    13 octobre 2019 à 23:25

    Monsieur l ambassadeur
    Encore une fois,voici un esprit louable ,mu par les meilleures intentions du monde,qui pêche par cet europeanocentrisme que certains intellos ont beaucoup de mal à se départir …en effet,outre une certaine condescendance dans les propos,j ose rappeler que Thomas d Aquin s est lui même inspiré des travaux et pensees du grand philosophe arabe ,Ibn rochd,tous deux désireux de concilier la pensée dialectique platonicienne d avec la « logique « théologienne ,bien que leur vues finiront par diverger au sujet de l immortalité de l âme,ect..
    Ce qui est étonnant,c est qu encore une fois ,est constatè cette « supplique »,où du moins ce vœu de voir l Islam de se dompter par un certain réalisme ,(certains diront l,histoire,)qui tire son origine ou lson sens d une vision,d une dialectique ou d un déterminisme ,éculé en Europe et dérivè des enseignements de la révolution française,en autre,
    puisqu avant tout il s agit de révolution ,et que la référence ultime,la révolution française ,a dompté le clergé et a entamé le processus de séparation entre l’église et l état…..
    Non pas que cette phase ou que étape est superflue en terre d Islam ou en Tunisie,qui ne connaît point de clergé et aux valeurs religieuses intiment liées à l élaboration de l être,mais il se trouve que ce matériau existe bel et bien,sous forme de la notion d ijtihad ,bien plus adapté à combattre les réflexes conservateurs,littéralistes et figés d une pensée religieuse sclérosée,et incapable de se renouveler ,faisant office de pensée dominatrice et unique….de par la volonté des politiques et parfois même des ingérences extérieures….

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