La Tunisie emboîte le pas au Maroc et envisage de réviser l’accord de libre-échange avec la Turquie. Mais peut-elle parvenir à faire pareil, voire annuler l’accord comme cela a été annoncé par le département du Commerce ?
L’annonce a été faite au mois d’août dernier, par le département du Commerce. La décision a été prise dans l’objectif de réduire le déficit commercial abyssal avec la Turquie, nouvelle puissance économique montante en Afrique. Au Maroc, les mesures de rééquilibrage de l’accord de libre-échange avec la Turquie sont désormais entrées en vigueur, et ce, au terme d’un long processus de négociations entamé en janvier 2020. La Tunisie parviendra-t-elle à faire pareil voire annuler l’accord comme l’a annoncé le ministère du Commerce ? La réponse est loin d’être binaire. Plusieurs conditions doivent être prises en compte d’autant plus que différents facteurs entrent en jeu pour réussir les négociations. Selon l’expert économique Wajdi Ben Rejeb, les négociateurs sont le principal élément du processus de négociation. Il faut bien mettre un point d’honneur à les choisir. Ils constituent la pierre angulaire du processus et le premier gage de sa réussite. Ils doivent être « compétents et indépendants ». « Le rôle des négociateurs est, en quelque sorte, celui de la diplomatie économique. Pour ce faire, ils doivent avoir en main des arguments solides et des cartes à jouer. Ils doivent ainsi annoncer soit la révision, soit l’annulation de l’accord en vigueur », explique l’universitaire. Une des cartes à jouer par les négociateurs tunisiens est celle de la concurrence déloyale. Pour étayer son propos, l’expert souligne que bon nombre d’entreprises turques sont subventionnées par le gouvernement. En contrepartie, le subventionnement des entreprises tunisiennes est banni selon les dispositions des accords conclus avec l’Union européenne. Résultat: les produits tunisiens font l’objet d’une concurrence inégale avec les produits turcs sur le marché. «Je pense qu’il faut jouer cette carte-là : la subvention des entreprises. Nous devons exiger soit l’arrêt du subventionnement de leurs entreprises, soit l’octroi d’un appui financier au profit de nos entreprises afin d’augmenter leur compétitivité sur le marché. Je pense que cela doit faire partie de la négociation», ajoute Ben Rejeb.
Un déficit abyssal qui se creuse d’une année à l’autre
L’idée c’est que les accords de libre-échange doivent être gagnant-gagnant et non profitables à une partie au détriment de l’autre. Une radioscopie de la balance commerciale avec la Turquie révèle que la Tunisie est bien la partie lésée. Signé en 2004 et entré en vigueur en 2005, l’accord commercial avec la Turquie a été renforcé après 2011. En cause : « Une harmonie ou un prolongement idéologique entre le parti au pouvoir Ennahdha et leur homologue turc », selon l’universitaire. Mais pas que. Certains hommes d’affaires tunisiens qui, profitant d’une position rentière, tirent partie de la situation en important toujours plus de produits quelle que soit leur provenance, affirme l’universitaire. « Pour ne pas être naïf, ce n’est pas uniquement une question de rapprochement entre Ennahdha et le parti turc au pouvoir, mais il y aussi des hommes d’affaires tunisiens, qui tirent parti de la situation parce qu’en Tunisie l’économie de rente est très enracinée. Il y a des gens qui cherchent juste à continuer à importer et à inonder le marché avec des produits pareils que ce soit de Turquie ou de Chine ou de n’importe quelle destination. Ce qui compte pour eux c’est de ramener des conteneurs de l’étranger et de les vendre deux ou trois fois plus cher, réimporter, vendre à des prix exorbitants et ainsi de suite », explique-t-il.
Renforcer la compétitivité des entreprises tunisiennes
En suivant l’évolution de la structure du déficit avec la Turquie, on constate qu’il a été multiplié, en seulement 10 ans. En 2011, il était établi à 900 millions de dinars. Aujourd’hui il est à 2,4 milliards. Les produits importés par la Tunisie ? Pratiquement tout : du textile, du cosmétique, des produits électriques et mécaniques… Les produits exportés ? Seulement du phosphate et des quantités limitées d’huile d’olive et de dattes, étant donné que les Turcs imposent des quotas pour ce type de produits. La révision de l’accord consiste, ainsi, à soit limiter les exportations provenant de Turquie, y compris, en haussant les droits de douane, soit augmenter les quotas des produits tunisiens exportés. Mais pour notre interlocuteur, dans les deux cas de figure, le problème du déficit ne sera pas résolu. Seul le renforcement de la compétitivité et de la capacité des entreprises tunisiennes, pour faire face à la concurrence, est le gage d’une amélioration de la balance commerciale. « Si on n’arrive pas à aider les entreprises tunisiennes à se tailler des parts de marché, la révision de l’accord n’apportera pas grand-chose. Le déficit avec la Turquie sera alors, substitué par l’aggravation du déficit avec des pays comme la Chine ou l’Union européenne. Il faut avoir une stratégie et savoir ce qu’on demande. Il ne faut pas aussi faire des cadeaux », a conclu Ben Rejeb.