La question soumise à l’exploration artistique est : comment créer, produire, travailler en intégrant l’impossibilité de se projeter dans le temps et dans l’espace? Pouvons-nous faire de ce comportement, en horizon incertain, une opportunité pour l’émergence de nouvelles voies, des chemins possibles au-delà de la nostalgie de la vie d’avant ?
C’est au Centre d’art vivant de Radès – Musée Safia-Farhat, ce lieu qui provoque l’esprit artistique et questionne voies et techniques, que 23 artistes ont placé leurs pratiques artistiques au centre d’un questionnement commun: le sentiment d’incertitude partagée.
A l’épreuve de l’incertain, de la perception de soi, de son corps, de sa relation avec le temps et l’espace, avec l’autre, la distance imposée, l’éloignement forcé, quelle pratique artistique est possible ? Quelle réflexion en émane et quel comportement en découle ? «Vivre et créer dans l’incertitude» est une interrogation qui a réuni Abdesslem Ayed,Wissem Ben Hassine, Mohamed Ben Slama, Mohamed Ben Soltane, Nader Boukadi, Omar Bsaies, Hela Djebby, Slimen Elkamel, Aicha Filali, Emna Ghezaiel, Slim Gomri, Adnene Haj Sassi, Besma Hlel, Nadia Jelassi, Imed Jemaiel, Hafedh Jerbi, Halim Karabibene, Raouf Karray, Sadri Khiari, Isil Kurmus, Insaf Saâda, Saber Sahraoui, Nabil Saouabi et Ekram Tira.
Tissage et de la broderie…
De fil en aiguille
Sortir de l’utilitaire de l’objet et opérer une déviation plastique est le sens que donne Abdesslem Ayed dans «White Grass», sur un tissage artisanal, sur lequel viennent se superposer des points de broderie blanche ou de dentelle qui semblent sans trame ni chaîne. Le dessin auquel elle renvoie flirte avec le contraste entre ce qui suggère le fin et ce qui suggère l’usuel. Un travail qui serre les nœuds entre artisan et artiste, mettant en scène des personnages mi-dieu mi-humain.
«On a brodé pour vous» de Nadia Jelassi est une évocation du temps qui se construit en pointillé. Le fil dessine des contours, s’étire, se tend comme des cordes d’instrument de musique, se décline en des formes qui s’enferment dans des cadres ou s’affranchit des formes habituelles. Ce sont des souvenirs qui se tissent, des histoires qui se racontent, des moments fixés, des points qui se serrent et construisent une chaîne à l’infini.
Dans la lignée de ses envolées ludiques, Aicha Filali place, en fait, une analogie de l’écran et de la broderie. La toile du web, le métier à tisser, la multitude des fils qui nous lient créant ainsi des connexions à l’infini, les deux mains et les dix doigts pianotent écrivent et décrivent, suggèrent du sens, de la fiction, de l’imaginaire, du phantasme et un sens. «Critical error» de Aicha Filali est une broderie sur pièce en laine tissée qui se déroule en longueur comme un parchemin offrant à la vision une diversité d’interface, écrans, claviers, touches et souris.
Peinture, gaufrage et technique mixte
De Orwell à Ben Slama, les chemins se croisent, l’univers bestiaire de l’auteur trouve échos dans la peinture, déguisement et onirisme rendent compte d’une actualité et d’un fantasme, les couleurs en avant plan, la densité de la végétation ne cache pas le poids de l’austère et du sombre que se dégage de l’arrière-plan. Une forteresse qui se dresse et fait écran au lever du jour. Que cache la forêt et que suggère-t-elle ? C’est dans cette optique que se rencontrent l’auteur et le peintre, dans une représentation clairement définie d’une allégorie du pouvoir, de l’obscur, de l’inconnu et de l’incertain.
La couleur rose habituelle de Wissem Ben Hassine se décline en violet glycine et se déploie d’une manière uniforme sur la surface de la toile. L’autoportrait est un selfie, interrogeant l’image que nous avons de nous-mêmes et nous renvoyant vers l’autre, l’autre derrière son écran, l’autre, qui, sans sa propre perception de lui-même, nous reste inconnu. Les personnages indéfinis virevoltent comme des pétales et contrastent à outrance, dans un dualisme corps et âme. Avec ce smartphone qui donne l’illusion de renouer avec l’autre et en même temps cristallise la rupture.
Le sens de la mise en scène de Halim Karabibane est toujours aiguisé. «Le vent nous emportera» est un escalier qui mène vers un tout-puissant, un ciel bleu, des nuages compacts, la surface de la toile est un espace d’envol. Le vent souffle pour emporter des particules de nous-mêmes. Des êtres qui tourbillonnent autour de l’homme sur fauteuil aux traits effacés. Encadré par un pourtour noir, sommes-nous face à un photogramme rêvé ?
Hela Djebby est une structure mentale à part. Elle part du mot, du sens qu’on lui donne, du lien qu’il opère, puis le réfléchit, le retourne dans sa tête et le rend sous la forme d’un gaufrage sur papier. «Amma Bâad» (Et après) est une allocution de liaison que nous utilisons dans les lettres et correspondances. Une allocution qui suggère le silence, la gêne, la pause après les salutations… Le gaufrage utilisé comme technique pour rendre cette réflexion saisissable, fait des reliefs des lettres tel un impact exercé avec précision. Le signe apparaît grâce à son empreinte, épouse la texture du papier et se dote de sa trame. Présenter son travail en diptyque rythme la réflexion, la sort du cadre unique et la reproduit une fois de plus en allégeant son impact suggérant l’infini.