Accueil A la une Justice transitionnelle: Saïed a-t-il jeté le bébé avec l’eau du bain ?

Justice transitionnelle: Saïed a-t-il jeté le bébé avec l’eau du bain ?

Des décisions, des initiatives, des déclarations et le décret du 22 septembre dernier du Président Kaïs Saïed, qui monopolise depuis le 25 juillet tous les pouvoirs, laissent-ils entendre que le Chef de l’Etat ne croit pas à la poursuite du processus ?


Plusieurs décisions du Chef de l’Etat prises à la suite du déclenchement de l’article 80 sur les mesures exceptionnelles le 25 juillet et quelques-unes de ses adresses au peuple laissaient craindre un recul, voire un renoncement au processus de justice transitionnelle, connaissant déjà retards, lenteurs et blocages dus à un manque de volonté politique. Mais voilà que le décret présidentiel du 22 septembre confirme une mainmise sur les diverses sources du pouvoir dans le pays et édicte les dispositions transitoires qui se substituent à la Constitution de 2014. La loi fondamentale est, de fait, suspendue, sauf dans ses articles I et II. Du coup, disparaît le chapitre X et son article 148, qui édicte : « L’Etat s’engage à appliquer le système de la justice transitionnelle dans l’ensemble de ses domaines et dans la période fixée par la législation qui y est relative. Dans ce contexte, il n’est pas permis d’invoquer la non-réactivité des lois… ».

Le Président  Kaïs Saïed  a mis fin le 27 juillet aux fonctions de Abderrazek  Kilani.  L’homme cumulait jusque-là la présidence de l’Instance générale  des martyrs et blessés de la révolution et des actes terroristes et la Commission de gestion du Fonds de la dignité pour la réparation et la réhabilitation des victimes de la tyrannie, sans lui désigner un remplaçant pour diriger ces deux structures.

 Même si le rôle qu’elle a joué jusque-là n’a pas pris en considération les multiples dimensions de la souffrance des blessés (traumatismes, précarité professionnelle et sociale), l’Instance fournissait aux handicapés moteurs parmi eux sondes, couches et médicaments. Cette catégorie de victimes, la plus fragile, est aujourd’hui livrée au désespoir. L’immolation par le feu il y a quinze jours de Néji Al Hafiane, jeune blessé de la révolution, en est la triste illustration.

L’avocate Lamia Farhani, présidente de l’Association Awfiya (Fidèles), défend les droits des blessés et des familles des martyrs du 17 décembre 2010-14 janvier 2011. Elle revient sur le suicide de Néji Al Hafiane : « Quand on suspend les activités de l’Instance que dirigeait Kilani, à qui les victimes peuvent s’adresser ? Normal, alors qu’on récolte de tels drames. Je reçois des appels au secours au quotidien. Les menaces de suicide ne manquent pas non plus. Je m’inquiète  particulièrement pour Kaïs Ayadi, père de trois enfants, qui n’a plus « que la mort pour horizon », m’assène-t-il. Malheureusement, mon association n’est pas pourvue des moyens nécessaires pour apporter des aides d’urgence aux rescapés des violences qui ont marqué les jours de révolution ».

Une décision populiste

Si le Président a effacé d’un seul trait ces marqueurs institutionnels — parmi les derniers — de la justice transitionnelle, c’est probablement, comme l’explique Maître Farhani, à cause de la mauvaise presse qu’ont les réparations auprès de beaucoup de Tunisiens. Abderrazak Kilani, administrant également la Commission de gestion du Fonds de la dignité,  a été parait-il limogé pour exaucer les vœux de tous les groupes sur les réseaux sociaux, qui, à la veille du 25 juillet ont appelé à ne pas indemniser les victimes islamistes, accusées d’avoir vidé les caisses de l’Etat, accaparé l’administration publique et profité de la générosité de la Troïka au pouvoir les premières années post-14 janvier. Ces groupes s’étaient formés à la suite de l’ultimatum lancé au gouvernement le 1er juillet, en pleine crise Covid, par Abdelkarim Harouni, président du Conseil de la Choura afin d’inaugurer le Fonds des réparations (Voir encadré). Le président Saied a-t-il jeté, sans le vouloir réellement, lui qui parait si plein de compassion pour les blessés de la révolution, le bébé avec l’eau du bain ?

Wahid Ferchichi, professeur de Droit public, président de l’Association des droits et libertés individuels et militant de la justice transitionnelle, ne le croit pas. « La justice transitionnelle ne faisait pas partie du programme électoral de Kaïs Saïed. Il n’a jamais parlé de la redevabilité de l’appareil sécuritaire. D’autre part, son projet de recouvrement de fonds publics et leur utilisation pour le développement des régions sont une sorte de transaction pénale. Une paix avec les hommes d’affaires sur lesquels pèsent des soupçons de corruption contre un payement en pièces sonnantes et trébuchantes ».

Sihem Bensedrine : « L’armée et la police, bras droit du Président »

Un autre indicateur, qui suscite les doutes et les suspicions de Sihem Bensedrine, ancienne présidente de l’Instance vérité et dignité, c’est « la désignation par le Chef de l’Etat à des postes clés au ministère de l’Intérieur de deux hauts sécuritaires impliqués, l’un, Sami Yahiaoui, dans la mort et les exactions des manifestants pacifistes du bassin minier en 2008, et l’autre, Khaled Marzouki, dans les violences policières à Tala et à Kasserine pendant la révolution.

Ainsi en août, Kaïs Saïed nommait le premier à la direction générale des services spéciaux et  le second à la direction des unités d’intervention. Face aux mobilisations de la société civile et des associations de martyrs, Khaled Marzouki est débarqué le 24 août, soit une semaine après sa nomination. Mais, au grand dam des ONG des droits de l’homme, Sami Yahiaoui est maintenu à son poste à la tête des renseignements généraux. Pourtant, ce dernier comme Marzouki font partie des accusés des chambres spécialisées dans des procès ouverts depuis l’année 2018 ».

« Kaïs Saïed s’est appuyé sur la police et l’armée pour organiser son coup. D’où l’impunité dont jouissent ces deux corps. Les syndicats de police sont les maîtres du pays aujourd’hui, ils disposent des libertés de circulation des gens et se permettent de se venger de tous ceux qui les ont embêtés auparavant.

L’IVD en premier. Il semblerait que tout le personnel de l’Instance  soit sur la liste rouge. Interdit de voyager », assure l’ex-présidente de la Commission vérité.

Menaces sur les chambres spécialisées

Le 27 juillet, l’affaire de falsification du rapport de l’IVD, intentée contre la représentante légale de la commission vérité, à savoir Bensedrine, par Ibtihel Abdellatif, une ancienne commissaire de l’Instance,  est remise sur le tapis. Sihem Bensedrine s’interroge : « Pourquoi avoir de nouveau évoqué publiquement ce procès alors qu’il suivait son cours normal ? ».

Pourtant, le 8 février dernier, quatre rapporteurs des Nations unies ont écrit au gouvernement tunisien pour s’inquiéter des blocages du processus de la justice transitionnelle. Ils y ont dénoncé les campagnes de dénigrement du travail de l’IVD visant, entre autres, à justifier une nouvelle loi sur la justice transitionnelle, qui accorderait une amnistie aux auteurs présumés : « A cet égard, nous voudrions rappeler que les normes internationales en matière de droits de l’homme demandent aux Etats de garantir l’héritage des commissions vérité et de protéger leurs membres contre la diffamation sans fondement… », cite la lettre de l’ONU.

L’intention du Président d’amender la Constitution, qu’il taxe de « non sacrée » et à laquelle il n’a jamais adhéré, donne des sueurs froides à tous les militants de la justice transitionnelle. L’intention est devenue réalité avec le décret du 22 septembre. Avec la disparition de l’article 148 de la Constitution de 2014, part en fumée un garde-fou crucial pour les défenseurs de la JT. « Pire encore, une fois cet article écarté, les chambres spécialisées n’auront plus aucune raison d’être. C’est tout le processus de lutte contre l’impunité qui est en jeu », s’alarme l’ex-présidente de l’IVD.

Adepte du 17 décembre, moment du déclenchement de la révolution par les régions intérieures et précaires du pays, le Président  s’oppose au 14 janvier, date où les élites et les partis politiques sont entrés en scène. Tout porte à croire que dans sa pensée, la Constitution comme la justice transitionnelle incarnent des institutions venues pour mater et détourner la révolution.

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