Notre grand nouvelliste, poète, dramaturge, metteur en scène, dessinateur, caricaturiste, critique et journaliste, restera celui qui a le mieux décrit le Tunisien ordinaire, citadin, des années 1930-40.
Avec ses habits traditionnels, son intérêt sans limites pour les petits détails de la vie quotidienne, une riche production de paroles pour chansons, de billets, de pièces de théâtre en dialecte tunisien et autres créations, Ali Douagi a été l’un des hommes de culture les plus proches de ses compatriotes tunisois ordinaires, des années 1930-40 et celui qui les a mieux décrits.
Mais c’est son statut de pionnier de la nouvelle en Tunisie et maître incontesté de ce genre littéraire pendant de très longues années qui fera de lui l’une des figures incontournables de la littérature contemporaine tunisienne, de notre histoire culturelle et même de notre identité nationale.
Pionnier ou encore « Père de la nouvelle tunisienne », comme le qualifiera plus tard le Pr. Taoufik Baccar, Douagi a réussi à maîtriser les subtilités de ce genre encore balbutiant, à l’époque dans notre pays. Il a même participé à la réflexion à propos des caractéristiques et des spécificités de ce genre littéraire.
Le Dr. Mohamed Farid Ghazi n’hésitera pas, quant à lui, au début des années 1960, à le classer parmi les pionniers dudit genre dans le monde arabe et à le placer sur un pied d’égalité avec les nouvellistes chevronnés européens et américains de l’époque.
Et notre critique de préciser que Douagi lui avait, un jour, confié que c’est l’Américain Jack London qu’il avait le plus apprécié. Plusieurs critiques ont, quant à eux, trouvé à travers ses écrits l’influence de bon nombre de nouvellistes occidentaux célèbres tels qu’Alain Edgar Poe ou Guy de Maupassant.
Un génie précoce qui a très peu fréquenté les bancs de l’école mais qui su exploiter à merveille ses dons, ses lectures très diversifiées, dans les deux langues, l’arabe et le français, et son temps pour devenir, à la fois, nouvelliste, poète, dramaturge, metteur en scène, dessinateur, caricaturiste, critique et journaliste.
Sa production dans ce genre bien précis (Une vingtaine) est pourtant de loin moins dense que celle dans d’autres genres. Soit selon les spécialistes, quelque 163 pièces de théâtre radiophoniques, 16 pièces de théâtre et les paroles de près de 500 chansons.
Certaines parmi ses créations lyriques ont été composées par le grand maestro Khemaïes Ternane, d’autres ont été interprétées par un autre pionnier, celui de la chanson humoristique, le célèbre Salah Khemissi, dont la célèbre « Yberek fi trabek ya Tounès» (Que ton sol soit béni, ô Tunisie).
La célèbre chanson composée et interprétée par Hédi Jouini, « Hobbek yetbeddel yetjadded », l’une des meilleures œuvres immortelles de la chanson tunisienne et aussi arabe (Ton amour repousse, se renouvelle) c’est encore lui.
Cela à côté de son statut de dynamique animateur de la vie culturelle tunisienne, d’une façon générale. Action qui lui a permis de rester constamment en contact avec son public et de participer d’une façon décisive à diffuser un dialecte tunisien le plus proche possible du l’arabe littéraire.
Timide, adepte de la vie bohémienne, un brin espiègle, Douagi a vécu quelque part à l’écart du tumulte de la société tunisienne qui se débattait sous le joug de l’occupation française et ne prit jamais part aux grands événements ni aux grands débats qui secouaient le pays au cours de ladite époque qui a été marquée par les affres de la Seconde Guerre mondiale (Campagne de Tunisie, de novembre 1942 à mai 1943).
Il a choisi, en effet de rester en marge de son époque, s’adjugeant le statut de «fraygi» (spectateur) comme il aimait le répéter en parlant de lui-même, sans doute afin d’éviter les ennuis que faisaient subir les autorités de l’occupation à tous ceux qui les critiquaient ouvertement. C’est sans doute pour cela que Douagi semble parfois parler au deuxième et même au troisième degré.
Il était donc un spectateur averti et fin observateur, comme dira de lui après sa mort son ami, le grand journaliste et éditeur Zine El Abidine Snoussi, directeur du magazine « Al Aalam Al Adabi » (Le Monde littéraire), et critique littéraire.
Nous ajouterions qu’il était un fin spectateur souvent malicieux, parfois cynique, mais aussi critique sévère des mentalités de ses compatriotes. Un exercice élégant plein d’humour et esprit bon enfant, qui consacrera Douagi comme l’un des maîtres de la satire sociale.
Statut qu’il a acquis en toute légitimité même s’il s’est toujours considéré comme étant un simple «qalfa» (assistant du maître) dans ce domaine. Mais c’est surtout le poids de son amertume de se voir toujours victime de la non-reconnaissance de ses compatriotes qui le faisait souffrir et il se faisait qualifier de « Fennen el ghalba » (L’artiste frustré)
Assez courte mais bien remplie
Né le 4 janvier 1909 (Le 24, selon Ezzeddine Madani) dans le célèbre quartier de Bab Souika à Tunis, (Rue Troudi, impasse du papier. Rue de la carrière, Place Romdhane Bey, selon Mustapha Khraëf, l’un de ses compagnons), Mohamed Saïd, dit Ali, Douagi perdit très tôt son père, un riche notable tunisois.
Il fut donc élevé par sa mère, Nozha Chaqchouq, fille d’un haut fonctionnaire de l’administration royale, originaire des îles Kerkennah, qui ne manqua pas de le choyer à tel point que l’enfant gâté qu’il était devenu n’avait pas daigné poursuivre ses études primaires.
Il quitta les bancs de l’école pour devenir un peu plus tard aide vendeur chez un premier puis un second marchand de tissus, tout en continuant à se gaver de lectures dans les deux langues et à griffonner des esquisses de portraits et de scènes diverses.
Ainsi il a pu découvrir et apprécier les plus célèbres auteurs arabes, anciens et contemporains et aussi les grands noms de la littérature française et ceux de la littérature anglaise et américaine, traduits en français.
C’est à cette époque délicate de sa vie qu’il commença à se droguer, pour devenir un peu plus tard narco-dépendant et quitter le monde du travail pour celui des cafés et des cercles d’intellectuels et d’artistes pour la plupart ayant refusé et le conformisme culturel qui régnait en Tunisie et la vague de nivellement par le bas qui a déferlé sur le pays après la première guerre mondiale .
Douagi multiplia les rencontres pour devenir enfin membre de ce qui sera le célèbre cénacle de «Taht Essour» (Sous les remparts) du nom d’un café du quartier Bab Souika où se rencontrait un groupe de poètes, d’écrivains, de musiciens, de journalistes, et de chanteurs (parmi eux des chanteuses), qui ont eu le mérite de « révolutionner » la création culturelle en Tunisie.
Cercle qui comprenait entre autres ceux qui allaient devenir les célèbres Mustapha Khraïef, Abderrazak Karabaka, Mahmoud Bourguiba, Hédi Laâbidi, Abdelaziz Laroui, Mahmoud Bayram Ettounssi, Zine El Abidine Snoussi, Sadok Thraya, Khemaïes Ternane, Chéfia Rochdi, Fadhila Khetmi, et la liste est longue.
Au cours de l’été 1933, Douagi prit part à une croisière grâce à laquelle il put découvrir, à la hâte, plusieurs villes méditerranéennes, mais aussi plusieurs personnages originaux parmi ses compagnons de voyage.
Un peu plu tard, il publiera son récit, sous forme de feuilleton (Septembre 1935 – Février 1936) sur les colonnes de «Al Aalam Al Adabi », en prenant soin d’illustrer lui-même ses reportages à l’aide des photos qu’il avait prises et de ses dessins.
Articles qui seront fidèles à son style plein d’humour et d’anecdotes et qui prendront un titre générique, évocateur et provocateur, «Jawla beyna hanett al bahr al moutawasset» (Tournée des bars de la Méditerranée). Le récit est cependant resté inachevé, sans doute sur un coup de tête de l’auteur.
Le 6 août 1936, il fonde son propre hebdomadaire « As Sourour » (La Joie) et réunira autour de lui plusieurs de ses amis, dont le jeune et talentueux caricaturiste Amor Ghraïri qui fera ses preuves dans ce journal. Douagi rédigera la plupart des articles lui-même et prendra parfois des pseudonymes différents.
Humoristique, afin « d’aider le bon peuple à devenir plus enthousiaste au boulot», le journal ne put survivre au-delà de six numéros pour s’éteindre le 15 octobre de la même année. Cela n’a pas empêché notre « agitateur » de rester sous l’emprise de ses muses. Et à partir de 1943 il entamera sa carrière radiophonique.
Il couchera, entre autres, d’une série de nouvelles qui seront réunies plus tard par les membres du Club de la nouvelle à Tunis, sous la houlette d’Ezzeddine Madani. Recueil ayant regroupé 15 nouvelles sous le titre de l’une d’elles, « Sahirtou minhoul’ leyeli » (Que de veillées tardives à cause de lui) et publié à Tunis, en 1968 et enrichi par une introduction de Madani. Douagi négligeait sa santé. Cela finit par le livrer pieds et poings liés à la tuberculose. Il sera hospitalisé à La Rabta, mais ne pourra pas résister au mal qui le rongeait. Il partit, le vendredi 27 mai 1949, et peu de gens l’accompagneront à sa dernière demeure.
Par Foued ALLANI