Une vie plus que mouvementée et riche en événements de cet artiste repéré par le fameux peintre et sculpteur français, Jean Dubuffet, qui le considérait comme le tout dernier artiste brut.
«Jaber, l’artiste, l’infatigable marcheur qui arpentait les rues de Paris n’est plus ! Bertrand, qui l’attendait rue du Retrait pour peindre, ne le guettera plus comme chaque mercredi, il ne descendra plus la rue des Pyrénées pour aller voir Jean-Charles. Il ne se rendra pas sur les quais pour voir David, le roi Jaber n’ira plus baguenauder du côté de Beaubourg pour rendre visite à ses amis du parvis… C’est ainsi, ses amis ne le verront plus ! Jaber a pris une autre rue, celle qu’il cherchait pour faire rire son amie Zouille quand il interpellait les passants : «La rue du Paradis s’il vous plaît ?», c’est ainsi que le décès de l’artiste Jaber Al Mahjoub fut annoncé, il y a quelques jours sur les réseaux sociaux, par son biographe, l’auteur français Laurent Lefebre.
Jaber Al Mahjoub est de ceux qui ne se refont pas, singulier, original et authentique, il a vu son nom s’inscrire dans le courant de l’histoire de l’art occidental pour figurer parmi les protagonistes de l’art brut, mieux encore pour en être le dernier représentant. Artiste multiple, il est né en janvier 1938 dans le village de Msaken.
Il se considérait, lui-même, comme un artiste «direct» et instinctif, offrant la plupart de ses peintures de la veille pour toujours recommencer le lendemain. Boulanger à ses débuts, chanteur, puis boxeur, parlant plusieurs langues (dont certaines de son invention !), joueur d’un oud (luth) à 3 cordes («son luth final» comme il disait). Ceux qui ont eu la chance de croiser sa route parlent d’un personnage attachant, spontané, jovial et très expressif. Des traits qui se reflètent dans son œuvre, joyeuse, colorée, pleine d’humour et de fantaisie. Son univers est unique, identifiable par son traitement naïf, ses couleurs primaires et ses symboles : oiseaux, chats, ânes, vaches, chameaux, poissons, cœurs, inscriptions de chiffres et de mots très souvent humoristiques…
Dispersée, instinctive et multiple à son image, son expression plastique se déploie, spontanément, à travers différents médiums et autres techniques : gouaches, acryliques, dessins, sculptures en bandes plâtrées ou en papier mâché. Il est de ceux qui aimaient semer la joie autour d’eux, pourtant l’homme n’a pas eu toujours la vie facile. Orphelin à 3 ans, il embarque pour Marseille à l’âge de 18 ans. Une enfance difficile qui ne lui a pas ouvert les portes de l’école : son père, déjà âgé à la naissance de Jaber, quitte le foyer familial alors qu’il n’a que 2 ans, pour un travail de subsistance à la montagne. A l’âge de trois ans, Jaber perd sa mère paysanne berbère. Il est placé chez son oncle à Sfax où il n’était pas vraiment bien traité.
A 10 ans, il s’installe à Tunis pour vivre chez la famille de sa mère. Puis à quinze ans, il commence à travailler, à La Goulette, avec un juif boulanger. A 18 ans, il embraque pour Marseille puis à Nice où il exercera son métier de boulanger. En 1960, il part à Paris pour exercer le même métier et se démarque par ses petits pains et autres pâtisseries en forme de poissons, d’oiseaux, de fleurs, etc. Il devient par la suite boxeur et se lie avec Mohamed Ali Clay, avant de s’improviser comédien-chanteur, exerçant parfois ses talents sur le parvis de Beaubourg (on l’appellera d’ailleurs le «Roi du Beaubourg»). Enfin, il part aux Etats-Unis pour épouser une riche Américaine rencontrée à Paris (dont il divorcera deux ans plus tard) et obtient le premier prix du Plainfield’s Annual Festival of Art de New York en 1971.
De 1976 à 1979, il séjourne au Canada, au Maroc, en Égypte et en Arabie saoudite avant de retourner à Paris. Sa vie était plus que mouvementée et riche en événements de cet artiste repéré par le fameux peintre et sculpteur français Jean Dubuffet.
Un style artistique théorisé, baptisé et introduit par lui, Dubuffet, et qui désignait les productions de marginaux ou de malades mentaux. Des personnes exemptes de culture artistique qui proposent un art très personnel qui se détache de toute influence des arts traditionnels et dont ce dernier reconnaît s’être lui-même largement inspiré. Longtemps dénigré par les critiques d’art et autres acteurs de la scène artistique française du XXe siècle, l’art brut est, de nos jours, reconnu et exposé dans les musées. Une manière de contraster avec l’élitisme et l’inaccessibilité de l’art contemporain et donc de toucher un large public. Un courant dans lequel Jaber a trouvé sa place, lui qui se voulait au-delà de toute norme artistique, peignant par instinct, faisant presque dans l’éphémère, se détachant facilement de ses productions qu’il pouvait offrir généreusement au gré de ses rencontres. Et des rencontres il en a fait, celle avec Coluche qui était un client de la boulangerie parisienne dans laquelle il avait travaillé à une période de sa vie, avec le grand boxeur Mohamed Ali Clay, avec Jacques Chirac avant qu’il ne devienne président. Séduit par son originalité, ce dernier l’aide à exposer dans un haut lieu parisien de l’art brut. C’était en 1997 et l’exposition intitulée «Jaber International s’expose» fut un réel succès.
L’artiste au parcours impressionnant et atypique a vécu très modestement, à Paris, cette ville qu’il aimait tant et à laquelle il a consacré un bon nombre de ses oeuvres. Outre les nombreuses expositions collectives ou personnelles à son actif, son œuvre est présente dans des collections spécialisées publiques à Amsterdam, Bègles, Boston, Bruxelles, Berlin, Chicago, Dicy, Gand, La Gaude, Lagrasse, Lausanne, Monastir, Neuilly-sur-Marne, Oslo, Paris, Saint-Pétersbourg, Villeneuved’Ascq, Zwolle.
Adieu l’artiste !