Accueil A la une Pages éclairées de l’histoire nationale tunisienne (IV) : Propos de documents d’archives sensationnels:  A propos du départ de Me Salah Ben Youssef pour la Libye (la nuit du 27-28 janvier 1956) et de son retour inopiné (début novembre 1956): Fuite ou exfiltrage ? (II)

Pages éclairées de l’histoire nationale tunisienne (IV) : Propos de documents d’archives sensationnels:  A propos du départ de Me Salah Ben Youssef pour la Libye (la nuit du 27-28 janvier 1956) et de son retour inopiné (début novembre 1956): Fuite ou exfiltrage ? (II)

Par Pr Mohamed Lotfi Chaibi


« L’illusion serait grande, soulignait Marc Bloch, d’imaginer qu’à chaque problème historique réponde un type unique de documents, spécialisé dans cet emploi. Plus la recherche, au contraire, s’efforce d’atteindre les faits profonds, moins il lui est permis d’espérer la lumière autrement que des rayons convergents de témoignages très divers dans leur nature ».
Différemment des pages précédentes consacrées à l’éclairage de certaines péripéties de l’histoire nationale tunisienne ciblant le mémoriel et l’iconographique, demeurées méconnues, la présente approche se réfère au renseignement archivistique, source vénérée de la corporation des historiens contemporanéistes privilégiant la source écrite. Pour l’heure, sa part d’éclairage est sollicitée dans une affaire épineuse, ténébreuse et controversée ayant trait à l’assassinat politique, en l’occurrence celui du secrétaire général du Néo-Destour, Me Salah Ben Youssef, le 12 août 1961 à Francfort, en Allemagne.

Pages éclairées de l’histoire nationale tunisienne (IV) : Propos de documents d’archives sensationnels: A propos du départ de Me Salah Ben Youssef pour la Libye (la nuit du 27-28 janvier 1956) et de son retour inopiné  (début novembre 1956) Fuite ou exfiltrage ? (I)

 

A 17h 30, au ministère de l’Intérieur, se réunissent MM. Ahmed Mestiri, le colonel Bernachot et M. Francès, directeur des Services de sécurité, et arrêtent les mesures suivantes :
– L’opération de l’arrestation « pacifique » de SBY et son transfert immédiat au terrain d’aviation est fixée au petit jour (5 heures 30) du samedi 28 janvier 1956. Simultanément, suivent l’arrestation de ses principaux lieutenants résidant à Tunis ou en banlieue ainsi que la perquisition au siège du parti yousséfiste. En même temps, et durant toute la journée du 28, perquisition dans tous les locaux yousséfistes de l’intérieur et organisation d’un P.C. commun (MM. Mestiri, le colonel Bernachot, M. Francès) fonctionnant le même jour à partir de 5 heures à la direction des Services de sécurité.

Mais le vendredi 27 janvier 1956, journée chargée de rencontres et d’appréhensions (1- Déjeuner de M. Ahmed Mestiri et des membres du Bureau politique du Néo-Destour (7) chez Bourguiba ; 2- Rencontre de Mongi Slim avec Roger Seydoux à 17 heures ; 3- Entretien en fin d’après-midi de M. Tricot chez Bourguiba rejoint par Bahi Ladgham) annonce en filigrane les réserves de Mongi Slim quant « à l’arrestation de SBY et la composition du tribunal d’exception ».

A l’issue de la visite de Mongi Slim, « quelque peu mécontent de ne pas avoir été convié à la réunion de la veille (jeudi 26 janvier) avec Bourguiba et Bahi Ladgham », le Haut-Commissaire de France « fait part à ses collaborateurs de la mauvaise impression…laissée » : Il pense que Mongi Slim « tient à ne pas perdre complètement les bonnes grâces de M. Salah Ben Youssef et qu’il essayera surtout de mener son jeu personnel ».

L’appréhension du Haut-Commissaire se trouve justifiée : tard la nuit du 27 janvier, SBY, avisé du projet de son arrestation, quitte clandestinement son domocile.

Le samedi 28 à 5 heures 30, lorsque la police s’est présentée devant la villa de SBY, Roger Seydoux apprend qu’il « était déjà en fuite ». Le jour même, le haut-commissaire de France « reçoit en fin de matinée une lettre quelque peu tardive du ministre de l’Intérieur demandant de mettre à la disposition du gouvernement tunisien les moyens nécessaires à l’exécution du projet de l’arrestation de SBY défini précédemment ».

Le Conseil des ministres convoqué à 9 heures adopte, après « une discussion ardue, un texte établissant un tribunal d’exception constitué de 5 magistrats, lesquels risquent fort d’être eux-mêmes yousséfistes » et se sépare à 14 heures. Bien tard l’après-midi vers 18 heures, le ministre de l’Intérieur téléphone au Haut-Commissaire de France pour lui dire « que tout s’est bien passé au Conseil des ministres, qu’un projet de tribunal d’exception a été accepté et, par la suite, approuvé par S.A. le Bey, mais qu’il est bien navrant que la police française n’ait pu se saisir de la personne de Salah Ben Youssef ».

Rejetant l’insinuation « tunisienne » de faire retomber sur la police française le départ de SBY, la réponse de Roger Seydoux est on ne peut plus nette :« Il est en effet bien désolant que la police n’ait pu se saisir de la personne de Salah Ben Youssef, mais j’ai des raisons de penser qu’il a été averti par des amis tunisiens et qu’en tout état de cause, le mal peut être réparé, puisque je viens d’être informé de sa personne à Djerba ». Bien plus, le Haut-Commissaire de France demande à Mongi Slim la confirmation des décisions du gouvernement tunisien : « se saisir de la personne de SBY, le faire monter dans un avion et l’expédier sur Tripoli» .

« Surpris et ennuyé de la tournure que prennent les évènements », Mongi Slim avertit qu’il va « rendre compte au président du gouvernement tunisien » de cette conversation et éventuellement saisir le Conseil des ministres.

La réponse claire et nette du Président du gouvernement, Tahar Ben Ammar survient le soir même du 28 janvier à 19 heures lors d’une grande réception de 1.500 personnes au Haut-Commissariat. Aussitôt, la conversation entre le Président du gouvernement tunisien et le Haut-Commissaire de France s’engage en ces termes :
« – M. Tahar Ben Ammar : « J’ai appris que Ben Youssef s’est caché à Djerba. Nous n’avons qu’à le laisser partir pour la Tripolitaine. Je pense que vous êtes entièrement d’accord avec moi ».

« – M. Roger Seydoux : « Monsieur le Président, il s’agit d’une affaire de police intérieure tunisienne dans laquelle je ne fais qu’exécuter des décisions prises par le Gouvernement tunisien et dans laquelle je n’interviens que comme responsable du maintien de l’ordre. Si vous décidez de laisser partir Salah Ben Youssef, décision qui, je vous rappelle, est grave, je puis naturellement changer les instructions qui ont été données aux autorités civiles et militaires, mais il faut que vous m’en donniez l’ordre et que cet ordre soit approuvé par le gouvernement et par S.A. le Bey ».

« – M. Tahar Ben Ammar : ému et nerveux répond :
Je vous le demande au nom de S.A. le Bey et du gouvernement unanime. Il faut à tout prix que Salah Ben Youssef quitte la Tunisie sans délai et que cette affaire se termine sans effusion de sang. Je vais d’ailleurs téléphoner aussitôt à Mongi Slim pour savoir exactement où se cache Ben Youssef et comment on peut le joindre ».
Sur ces entrefaites, le Président du gouvernement ne parvient pas à joindre le Caïd ou le Khalifat de Djerba et le haut-commissaire de France décide alors de dicter, en sa présence, le message suivant au général de Guillebon, commandant le secteur des territoires du Sud :
« Je vous prie de maintenir les barrages de routes sur le territoire de votre secteur, mais de laisser passer, à la demande du Gouvernement tunisien, M.Salah Ben Youssef qui se dirige par la grande route, probablement sur la Tripolitaine ».

Ainsi, contrairement au projet arrêté en commun accord entre Bourguiba, Behi Ladgham et Mongi Slim de la partie tunisienne et le Haut-Commissaire de France et ses deux proches collaborateurs de la partie française, la police n’a pas pu interpeller SBY le samedi 28 janvier à 5 heures 30 comme prévu, mais il « a été averti par des amis tunisiens » (Mongi Slim très probablement) et s’est dirigé clandestinement vers le sud du pays. Repéré à Djerba, SBY parvient à être exfiltré et « franchit la frontière, à cheval, dans la nuit du 3 au 4 février a1956 ». C’est sur intervention du Président du gouvernement tunisien auprès du Haut-Commissaire de France que l’opération de l’exfiltrage fut opérée. « L’arrivée de Salah Ben Youssef à Tripoli est confirmée le 5 février. Madame Salah Ben Youssef, après avoir été l’objet d’attentions particulières de la part de S.A. le Bey et de M. Tahar Ben Ammar, y rejoindra son mari le 19 février ».

• Le document 4 daté du 14 novembre 1956 est une note d’informations (2e Bureau) révélant le retour inopiné de SBY à Beni Kedache et son voyage à Tunis (début novembre 1956) ainsi que sa rencontre avec les deux émissaires du Président Bourguiba : Bahi Ladgham et Taieb Mehiri. Ce retour – « migration temporaire » de SBY au sud tunisien (début novembre 1956) joint à l’opération d’exfiltrage tuniso-française de SBY en territoire libyen (la nuit du 3 au 4 février 1956) infirme la thèse de « la fuite de l’ancien secrétaire général du Néo-Destour, menacé de liquidation physique ». Puisque comme l’indique la note d’informations, non seulement SBY retourne au pays mais « rencontre à Tunis le samedi matin 10 novembre Me Salah Farhat (S.G. du Vieux Destour) et les deux émissaires de Bourguiba : Behi Ladgham et Taieb Mehiri ».

Aussi, peut-on établir en guise de récapitulation-déduction fignolée des données fournies par les quatre documents d’archives ci-contre cités que la confrontation politique entre les deux leaders rivaux Habib Bourguiba et Salah Ben Youssef s’est vite transformée, à partir d’octobre 1955, en guerre fratricide entre leurs partisans, créant un désordre social inquiétant chez les Tunisiens et un climat d’insécurité croissant chez les Français de Tunisie. Le leader Habib Bourguiba s’est employé à couper les ailes de SBY au parti et dans les organisations nationales mais ne parvient pas à empêcher sa résistance qui demeure pesante, il brandit la menace de la liquidation physique, ce qui oblige le Haut-Commissaire d’intervenir et débattre avec la partie tunisienne de deux solutions à la crise : soit l’arrestation de SBY et son jugement par une Haute Cour de justice, soit l’organisation de l’exil de SBY en Libye. On tombe d’accord pour la deuxième. Toutefois, la manière de l’interpellation de SBY (pacifiquement ou manu militari) pour le forcer à prendre l’avion divise les deux parties tunisienne (Mongi Slim) et française (Roger Seydoux). Avisé, SBY part en catimini pour le sud tunisien. Repéré à Djerba, le Haut-Commissaire de France ordonne avec l’aval du Président du gouvernement tunisien, Tahar Ben Ammar, son exfiltrage en territoire libyen.

En somme, tout laisse indiquer que l’affaire de la fuite de Me Salah Ben Youssef savamment montée fut enclenchée lorsque le leader Bourguiba a fait fuiter « la menace de liquidation physique ». Encore une ruse du leader Bourguiba qui parvient à éloigner son rival hors du territoire national, avec la collaboration du Haut-Commissaire de France et du gouvernement tunisien.

Du reste, la décision portant sur l’assassinat du chef opposant exilé, Salah Ben Youssef surviendra plus tard dans le contexte de la bataille de Bizerte (19-22 juillet 1961) et de ses implications nationale et métropolitaine. Ce sera l’objet de notre investigation prochaine (Pages éclairées 5).

Notes

(7) Les membres du Bureau politique répondant à l’invitation du déjeuner chez Bourguiba sont : MM. Bahi Ladgham, secrétaire général ; Taieb Mehiri et Abdallah Farhat, secrétaires adjoints chargés des affaires intérieures du parti ; Ahmed Tlili, trésorier ; Ali Belhouane, responsable de la propagande ; Jellouli Farès, Sadok Mokadadem, Mongi Slim, Hédi Nouira, Mohamed Masmoudi, membres chargés de mission au gouvernement.

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