En 1962-1963, l’Etoile du Sahel n’a pas connu la moindre défaite, couronnant sa marche triomphale par un magnifique doublé. Hédi Sahli a été de cette campagne historique, savourant tous les sacres et honneurs aussi bien avec son club de toujours qu’en sélection nationale. Défenseur infranchissable, ce passeur inégalable se souvient avec délectation des faits et gestes remontant à plus d’un demi-siècle.
Hédi Sahli, pour la jeune génération qui ne vous connaît sans doute pas, quelle était la première qualité qu’on vous reconnaissait ?
La générosité, l’engagement, le don de soi, cela fait partie de mon ADN. J’étais le seul parmi l’effectif à être aligné tout en observant le jeûne au mois de Ramadan. Certains trouvaient cela une faveur injuste. Notre président Hamed Karoui leur répondait : «Que voulez-vous, Sahli donne toujours le même rendement, y compris en observant le jeûne». Certains trouvaient mon engagement excessif. L’arbitre Abdelkader qualifia même mon jeu de «sauvage». Quant à l’attaquant du Club Africain, Mohamed Salah Jedidi, il me fit une fois cette remarque : «Quel paradoxe ! A vous regarder jouer, on se croirait en face d’un méchant bandit, d’un monstre, alors que hors d’un terrain, on découvre une personne délicieuse !».
Quel est l’attaquant qui vous a donné le plus du fil à retordre ?
Tahar Chaïbi qui change de rythme en pleine course, ce qui met dans le vent son adversaire. Attention, il ne faut pas trop coller à ce genre d’adversaire nettement plus rapide que vous. Il vaut mieux garder un ou deux mètres de distance. Et puis, quelles qualités humaines ! Durant la semaine que j’ai passée à la Rabta suite à ma double fracture tibia-péroné, Chaïbi était venu à mon chevet.
Comment avez-vous contracté cette grave blessure ?
En mars 1966, face au CAB à Sousse. Sur un contre, Habib Chakroun place un tacle assassin au moment où j’allais centrer. Résultat : un tibia en lambeaux, trois mois de plâtre, et les quatre derniers matches de la saison ratés. Mais je crois être revenu encore plus fort par la suite. Dans notre 4-2-4, le Soviétique Aleksei Paramanov (1965-1967, puis 1976-1977) allait m’associer à Mohsen Habacha à l’axe défensif.
Hormis Paramanov, quels furent vos
entraîneurs ?
Chez les jeunes, le Français Georges Berry et Hsouna Denguezli qui s’entêtait à m’aligner en compétition même quand je ne m’entraînais pas. Il disait être convaincu que j’allais faire une grande carrière. C’est un homme de poigne, genre Faouzi Benzarti, un style que j’aime beaucoup. Avec les seniors, mes entraîneurs furent Abdelmajid Chetali (1970-1975), Rachid Shili lors de mon passage à la Patriote de Sousse quand l’Etoile a été dissoute, et le Yougoslave Bozidar Drenovac (1960-1965 et 1969-1970). Avec ce dernier, l’Etoile réussit un exploit jamais réédité : rester invaincue durant toute une saison.
Comment un club qui revient d’une dissolution peut-il réaliser pareille performance ?
Personne n’envisageait un tel triomphe. A la levée de la suspension, l’ESS avait perdu ses structures, et tout était à reconstruire. L’exode massif consécutif à la dissolution a vu Abdelmajid Chetali partir en France pour tenter d’épouser une carrière professionnelle, Habib Mougou était vieillissant. Certains joueurs revenaient du Stade Soussien, de la Patriote de Sousse, et d’El Makarem Mahdia. Plein de jeunes arrivaient : Ben Amor, Gnaba, Menzli, Kedadi et moi-même. Mohsen Habacha et Mohamed Mahfoudh paraissaient à peine plus âgés dans ce groupe de jeunots. Les gens avaient peur que l’équipe ne puisse se maintenir en première division. Au premier match amical d’intersaison face au SRS au stade Ceccaldi de Sfax, je me trouvais sur les gradins parmi une dizaine de supporters étoilés. J’avais 19 ans, et faisais figure de remplaçant. A la mi-temps, ces supporters me conseillèrent d’aller dans les vestiaires voir si notre entraîneur Paramanov avait besoin de mes services. Dès qu’il m’a vu, il m’appelait «Sakli (car il ne pouvait pas prononcer le H), prépare-toi à jouer !». On a gagné (4-2). Depuis ce match, j’étais devenu titulaire.
Vous avez entamé la saison sur les chapeaux de roue…
Oui, nous allions enchaîner d’abord par un double test contre l’USM. Puis, voilà la première sortie officielle remportée (1-0) contre le CSHL grâce à une tête de Habacha sur corner. Nuls contre Mateur et Monastir (1-1), puis succès face au SS (2-1). Nous allions continuer ainsi en accumulant les courtes victoires. Nul à Sousse face au CA. A La Marsa, Mougou égalise à la dernière minute (2-2). D’ailleurs, «Tête d’or» ne jouera que trois matches durant cette saison historique : face à l’ASM donc, et contre le CA et le SG. Puis, la délivrance: Chetali revient de France et renforce l’effectif à partir de l’avant-dernière journée de la phase aller. On s’impose alors à Gabès (2-1). Dès lors, l’Etoile dispose d’une arme fatale, Majid donnant une autre dimension à l’équipe. D’emblée, deux victoires devant l’Espérance, une en championnat (2-1) et une autre en coupe (1-0) grâce à un but de Mohsen Jelassi. La machine était lancée. Mais au départ, personne n’y croyait vraiment…
Vous avez failli manquer les Jeux méditerranéens 1967 à Tunis. Pourquoi ?
Tout comme beaucoup de mes coéquipiers à l’ESS, je n’aimais pas rester longtemps loin de Sousse. J’ai même prétexté la maladie d’un proche pour éviter d’aller disputer un tournoi en Algérie. Pourtant, j’ai été parmi le onze qui a inauguré le stade olympique d’El Menzah le 8 septembre 1967 à l’occasion de notre première sortie aux Jeux méditerranéens (victoire contre la Libye 3-0, dont un doublé d’Amor Madhi). Ce jour-là, j’ai occupé le poste de latéral gauche, et j’ai joué tout le tournoi, sauf face à la Turquie. En fait, j’ai failli abandonner ma carrière internationale sans l’intervention de Mahfoudh Benzarti.
Comment a-t-il fait ?
Le latéral monastirien surnommé «Al Moujahid» a téléphoné au sélectionneur Mokhtar Ben Nacef à partir du comptoir du Café de Tunis, à Sousse, pour lui dire que Hédi Sahli restait indispensable à la sélection, surtout lors des Jeux Med. Et c’est comme cela que j’ai fait toute la campagne de préparation aux J.M. D’abord en France où nous avons été battus par l’OM au Vélodrome 4-2 (j’étais entré en 2e période à la place d’El Moujahid), battu Avignon 2-0 (j’ai été aligné latéral gauche), perdu contre Nîmes (2-0) et dominé le Stade Français (2-0, un doublé de Habib Akid). Dans cette dernière partie, j’ai joué la première mi-temps, puis, au retour aux vestiaires, j’ai commencé à enlever mes crampons parce que je pensais devoir céder ma place. Ben Nacef s’est retourné vers moi et m’a dit : «Que fais-tu là, rechausse tes crampons, tu vas jouer tout le match». Depuis ce temps-là, j’ai été titulaire à part entière. La suite de la préparation, nous l’avons effectuée en Russie.
Quel sentiment gardez-vous de la CAN 1965 à Tunis ?
Une grosse déception. Pourtant, je n’étais que remplaçant, et je souffrais de ne pas pouvoir jouer. Je dois avouer que le Sénégal aurait mérité de disputer cette finale. Il a été écarté injustement au bénéfice de la Tunisie. En cas d’égalité, les règlements étaient clairs… Certains en veulent à Attouga au prétexte qu’il avait pris des buts faciles face au Ghana, en finale. Je ne suis pas d’accord. Ce gardien reste un monstre, il se dépensait aux entraînements sans compter, tel un forcené.
Au fait, comment étiez-vous venu en sélection ?
Tout juste deux semaines avant la coupe d’Afrique des nations 1965 à Tunis. Le sélectionneur national Mokhtar Ben Nacef, originaire de Bizerte, m’a repéré lors de notre sortie victorieuse (2-0) à Bizerte face au CAB. Le lendemain, il me convoquait en sélection.
On dit que vous refusiez systématiquement le statut de remplaçant. N’est-ce pas là de la prétention ?
Non, non. Rester sur le banc des remplaçants, c’était pour ma génération un sacrilège, une humiliation. De retour d’Allemagne où il obtint ses diplômes d’entraîneur, Chetali évolua une saison en tant que joueur, mais il manquait de compétition et préféra arrêter les frais. Passé entraîneur, il voulut rajeunir l’équipe. La veille d’un match contre l’EST, il décida de me laisser avec les remplaçants. J’ai alors quitté les lieux du stage. Il me reprocha mon attitude, me disant : «Ben Amor, Habacha et moi-même avons accepté de rester remplaçants, pourquoi pas vous ?». Je lui ai répondu : «Vous le faites parce que vous comptez rester dans le foot que ce soit en tant qu’entraîneur ou dirigeant, alors que moi, je ne le serai jamais parce que je n’accepte pas les compromis». Trois ans durant, j’ai été capitaine, succédant à Rouatbi, Chetali et Habacha à son départ pour Ajaccio, en France. J’ai dû ainsi arrêter à 31 ans alors que j’aurais pu continuer deux ou trois saisons supplémentaires.
Quel a été votre meilleur match et votre meilleure saison ?
C’est à Damanhour, en sélection militaire face à l’Egypte de Refaât Fanaguili qui l’a emporté (2-1) que j’ai disputé mon meilleur match. Saâd Karmous a inscrit notre but. Quant à ma meilleure saison, elle coïncide avec notre titre de champion 1971-72. Cette année-là, j’ai été privé in-extremis de l’Etoile d’or qui récompense le meilleur joueur de la saison. Nous étions en état de grâce.
Quel est votre plus mauvais souvenir ?
La demi-finale de la Coupe de Tunisie 1970-71 perdue contre l’Espérance de Tunis (0-0, puis 1-1 en match rejoué avec un but de Slah Karoui pour l’ESS). Il a fallu le recours aux corners pour nous départager, et ce furent les «Sang et Or» qui sont passés.
Quels sont à votre avis les meilleurs joueurs du football tunisien ?
Chaïbi, Diwa, Sassi, Chetali, Tarek, Mohieddine Habacha et, au-dessus de tous, Hamadi Agrebi.
Quel est le plus grand joueur de l’histoire de l’ESS ?
Je crois que Habib Mougou «Tête d’or» n’a pas son pareil. En dehors de Mejri Henia, quel autre joueur tunisien, à part Mougou, s’était maintenu au plus haut niveau à l’âge de 37 ans ? Un jour, le défenseur du Club Africain Gallard lui a fracturé la mâchoire. Il a dû monter une nouvelle denture. A contrario, la carrière d’un autre monstre sacré, Mohieddine Habacha, le frère de Mohsen a été très brève puisqu’il a été emporté par un cancer très jeune en 1962, mais c’était un talent monstre. Technique et efficacité. Un jour, il lui était arrivé d’inscrire neuf buts dans un même match.
Que représente la famille pour vous ?
Tout, la vie serait impossible sans elle. En 1969, j’ai épousé Najet, secrétaire à la Stia. Nous avons deux filles : Hajer, professeur de français, et Souhir, conseillère juridique établie à Sousse.
Comment passez-vous votre temps libre ?
Depuis mon enfance, je suis un féru de cinéma. Michèle Mercier est mon idole. J’aime les classiques, le western… Je fréquentais les salles de cinéma très assidûment au point que je passais pour un membre du personnel de ces salles. A présent, il ne reste à Sousse que le Palace. Depuis bientôt 20 ans, je n’ai pas mis les pieds dans une salle. Je me contente de voir les films à la télé. Je suis également sur le petit écran les matches du Real, d’Arsenal et Chelsea aussi. Je ne peux pas non plus me passer de la partie de belote ou rami au café avec les copains.
Enfin, que représente pour vous l’Etoile ?
Dans mon esprit, ce serait dramatique de douter de mon amour pour mon club. L’ingratitude des gens m’irrite. Cette attitude hypocrite m’horripile. Sans le foot et l’Etoile, qui aurait connu Hédi Sahli ? Ma carrière et ma conduite plaident en ma faveur. Mais en parallèle, je dois tout au sport. L’Etoile a illuminé ma vie.
Et la ville de Sousse ?
Un délicieux coin de paradis sur terre que je ne peux pas quitter. En 1975, on a voulu me transférer au commissariat régional de l’équipement et de l’habitat de Monastir. J’ai refusé, menaçant de démissionner. Il a fallu l’intervention de Mohamed Touzani, P.-d.g. de la Stia, pour m’épargner cette mutation.