Par Hakim BEN HAMMOUDA (ancien ministre des Finances)
Nul doute qu’aujourd’hui notre pays traverse la crise économique et financière la plus grave de son histoire. Et en dépit de l’ampleur et de l’intensité de cette crise, toutes les politiques publiques et économiques mises en œuvre au cours des dernières années n’ont pas réussi à y remédier. Cet échec a eu des effets sur la situation générale, et l’état de notre économie est devenu le grand sujet de préoccupation et d’inquiétude pour l’opinion publique selon les derniers sondages avec un recul de l’optimisme sur l’avenir au cours des derniers mois.
La question qui se pose aujourd’hui avec la plus grande acuité concerne les raisons profondes de cette faillite et de cet échec dans le sauvetage de l’économie et dans la mise en place des mesures nécessaires pour protéger l’économie de la faillite et arrêter sa dérive. Le questionnement concerne également les grandes réformes et notre incapacité de les mettre en place en dépit de l’engagement de tous les gouvernements pour en faire une priorité et de répondre à nos engagements avec les grandes institutions internationales et particulièrement avec le FMI.
Ainsi, c’est l’échec qui domine les grands choix de nos politiques économiques pour faire face aux trois grandes crises structurelles que nous traversons depuis deux décennies. La première crise est d’origine structurelle et concerne l’essoufflement du modèle de développement mis en place à partir du début des années 1970. La deuxième est de nature macroéconomique et cible la dérive de nos grands équilibres financiers post-révolution suite à une augmentation rapide des dépenses de l’Etat et de la demande sans que les recettes et l’offre suivent la même courbe ascendante, ce qui a entraîné un élargissement des déficits publics et de celui de la balance des paiements. La troisième crise est d’ordre conjoncturel et concerne l’impact de la pandémie du covid-19 sur notre économie, dont l’ampleur a été renforcée par les retards enregistrés par notre pays dans son traitement.
Nos choix économiques et nos politiques publiques n’ont pas été en mesure d’arrêter cette dérive et d’ouvrir de nouvelles perspectives aux processus de transition économique. La crise politique n’a fait que renforcer l’ampleur et l’intensité de cette crise financière et économique.
La faillite de nos choix économiques nous amène à une question plus importante qui est celle de la crise du discours économique et des analyses en vogue dans notre pays.
Notre hypothèse est que les raisons profondes de la crise des politiques publiques résident dans la domination d’un discours classique et orthodoxe qui résume les crises financières et économiques dans la dérive des grands équilibres macroéconomiques et n’accorde pas l’attention nécessaire aux aspects sociaux et politiques de cette crise. Car l’économie et les politiques économiques restent, comme nous l’avons souligné à maintes reprises, des choix stratégiques qui touchent la profondeur du contrat social et le vivre-ensemble dans les sociétés et sont loin d’être des questions techniques qui cherchent à rétablir les grands équilibres macroéconomiques, comme l’assène le discours économique dominant.
De la maladie infantile du débat économique dans les démocraties naissantes
Le débat économique est fortement lié aux sociétés et à la nature de leur organisation politique et sociale. Les régimes forts et autoritaires disposent de conditions bien précises qui régissent le débat économique dans la sphère publique. On peut souligner trois grandes caractéristiques du débat public sur ces questions. La première caractéristique est leur caractère technique qui résume ce débat aux grands équilibres financiers. Ces pouvoirs évacuent la dimension politique et stratégique de ces échanges pour les réduire à des options techniques qui sont régies par des principes d’ingénierie financière.
La deuxième caractéristique du débat économique dans les régimes autoritaires concerne son caractère centralisé. Les grandes orientations sont établies par le centre le plus élevé du pouvoir et le rôle des institutions économiques de l’Etat et des corps intermédiaires se limite alors à leur exécution et aucunement à les débattre ou à discuter leurs fondements politiques et leurs implications sociales.
La troisième caractéristique du débat économique dans les sociétés autoritaires concerne le manque de transparence sur les données et les chiffres, ce qui rend le débat économique difficile. Ce manque de transparence a des effets importants sur le débat économique qui perd sa dimension scientifique et les objectifs que les institutions de l’Etat cherchent à atteindre à travers leurs choix de politiques économiques.
Les caractéristiques du débat économique et le processus de formulation des politiques publiques se différencient de manière radicale dans les sociétés démocratiques de celles des régimes autoritaires. Dans ces sociétés, le débat économique ne se réduit pas à sa dimension technique, mais prend sa profondeur stratégique et politique et les choix économiques et les politiques deviennent des outils et des moyens pour mettre en œuvre des choix et des visions adoptés par les citoyens lors des élections. Ainsi, le débat économique prend toute sa dimension citoyenne.
La deuxième caractéristique des débats économiques dans les sociétés démocratiques concerne leur dimension participative dans la mesure où les institutions de l’Etat ouvrent les possibilités d’échange et de discussion à un niveau très large afin de construire les consensus sociaux et politiques qui favoriseront les conditions de réussite de leur mise en œuvre.
La troisième caractéristique du débat est relative à sa grande transparence sur les chiffres et les données. Les instituts statistiques jouent un rôle important à travers la publication des chiffres afin de faciliter la réflexion collective et la formulation des grands choix des politiques publiques et des objectifs chiffrés que nous devons atteindre.
Mais l’impasse que connaissent les sociétés en transition concerne les difficultés d’échapper à l’héritage des régimes autoritaires, aux conditions et aux pratiques anciennes dans le débat public et la formulation des politiques économiques. Cette difficulté réside dans la domination des pratiques anciennes et dans la difficulté de donner à cette dynamique une nouvelle dimension politique et stratégique et de faire évoluer la participation et la participation nécessaires afin de définir de nouvelles visions et de nouveaux projets capables de donner une nouvelle dynamique au processus de relance et de réforme économique.
De la domination des visions traditionnelles et conservatrices en matière de sauvetage
et de réforme
Le verrouillage du débat économique a contribué à l’hégémonie des visions traditionnelles et classiques en matière de sauvetage économique et de réforme. Cette hégémonie a largement contribué à l’échec de nos politiques économiques et leur incapacité à ouvrir de nouveaux horizons pour notre modèle de croissance et à sauver nos grands équilibres économiques et de manière générale dans la misère du discours économique en Tunisie.
Le débat économique a été marqué dans notre pays au cours des dernières années par l’hégémonie et la domination de deux conceptions ou de deux consensus qui sont à l’origine de l’impuissance de nos politiques publiques. Le premier consensus est l’héritier de l’école conservatrice et traditionnelle qui cherche à prolonger les politiques et les choix du passé et qui donne la plus grande importance aux grands équilibres financiers pour en faire le levier essentiel du sauvetage et de la réforme économique. Les organisations internationales ont contribué dans l’hégémonie de cette vision.
Mais cette vision et les politiques qu’elle préconise ont démontré leurs limites dans plusieurs pays et leur incapacité à relancer la croissance et dans la reconstruction des grands équilibres financiers. Mais, en dépit de ces difficultés et de ces échecs, elle continue à dominer le débat sur les politiques publiques dans un grand nombre de pays dans le monde. Dans notre pays, les choix économiques post-révolution se sont inscrits dans cette vision. Mais, l’échec de ces politiques ne nous a jamais amenés à les critiquer et à les questionner et à réfléchir sur des choix alternatifs plus adaptés pour relever les grands défis de développement de notre pays qui fait de la rencontre des questions financières et des questions sociales sa priorité.
Le second consensus qui a connu un grand développement dans le débat public, au cours des dernières années, est celui de l’altermondialisation et de la critique radicale des choix économiques néo-libéraux et des politiques d’austérité que les institutions internationales cherchent à imposer dans les pays en crise. Ce discours a connu un développement rapide avec la montée des luttes sociales au niveau international, mais également dans notre pays. Ce consensus porte une charge critique radicale contre les politiques économiques dominantes.
Mais, en dépit de cette dimension critique, ce discours n’a jamais réussi à élaborer des politiques radicales pragmatiques et réalistes. Pire, la plupart des forces politiques qui le prônaient et le défendaient un peu partout dans le monde se sont converties à un libéralisme bon teint au moment où elles ont accédé au pouvoir.
L’hégémonie de ces visions dans le débat public à l’économie et aux politiques économiques a contribué à l’impuissance de nos politiques économiques au cours de la dernière décennie et son incapacité à fonder de nouvelles pratiques pour échapper à nos crises économique. Mais cette hégémonie a également contribué largement à la misère et à la pauvreté du discours et à sa grande misère.
Pour d’autres alternatives pour le sauvetage et la réforme économique
L’ampleur et l’intensité de la crise financière et économique que nous traversons exigent la formulation de nouvelles alternatives et de politiques différentes et capables d’ouvrir de nouvelles perspectives pour le développement et la transition économique. Ces alternatives exigent un changement radical dans la pratique économique pour lui donner sa dimension économique et stratégique et ouvrir la participation, le dialogue et la transparence.
Ces alternatives doivent rompre avec les deux visions qui dominent le débat économique en définissant un nouveau cadre de formulation de politiques économiques capables de lier les différentes variables de l’équation économique tunisienne, à savoir les grands équilibres financiers, les transitions structurelles par la construction d’un nouveau modèle de développement et la fin de la marginalisation sociale et régionale. Ces alternatives contribueront ainsi dans la construction d’un nouveau contrat social, capable de donner un nouvel élan à notre expérience politique collective.