Jamais dans l’histoire moderne du pays, les Tunisiens n’en ont été réduits à se disputer l’huile, le sucre, les œufs… Même durant les pires moments, les rayons des supermarchés regorgeaient de produits en tout genre, importés et locaux. Les prix renchérissaient, certes, mais les affaires étaient florissantes. Aujourd’hui, toutes les classes sociales peinent à trouver les produits de première nécessité, et les produits subventionnés se font de plus en plus rares. Et devant le laxisme des autorités et les exigences du FMI, les réponses à la question de la subvention tardent à venir.
Dans le commerce, on assiste quotidiennement à des bagarres, entre clients, pour un sachet de sucre ou quelques litres d’huile aux prix subventionnés. Les prix flambent, alors que les salaires perdent, tous les jours, de leur valeur. Plusieurs vidéos illustrant ce phénomène circulent, font le buzz sur les réseaux sociaux, et, surtout, choquent profondément. Les Tunisiens protestent contre l’inflation vertigineuse et l’appauvrissement rapide d’une population déjà éprouvée.
A peine placés sur les rayons
De manière générale, la demande sur les produits subventionnés par l’Etat est très importante. Le lait et l’huile sont particulièrement prisés, car faciles à stocker. «Même s’il est plus élevé qu’avant et malgré l’effondrement du pouvoir d’achat du Tunisien, personne n’a le choix. Tout le monde doit nourrir sa famille. L’huile, le sucre, les semoules, la farine, les œufs et, récemment, le riz, sont régulièrement en rupture de stock. Quelles que soient les quantités délivrées par les distributeurs, ces produits sont rapidement vendus, dès qu’ils sont placés sur les rayons», assure Mourad, père de trois enfants et dont le salaire ne dépasse pas les 600 dinars.
Immanquablement, la situation s’est vue exacerbée par l’égoïsme de certains consommateurs, déterminés à se constituer des stocks de produits subventionnés. «Nous mettons des limites et rationnons, dans la mesure du possible, car nous avons le devoir d’assurer des aliments subventionnés à tous», réagit Lotfi, commerçant dans un quartier populaire de la banlieue nord de Tunis. «La consigne est désormais d’autoriser un kg de sucre par personne. Il en est de même pour l’huile, si toutefois nous en disposons, car la marchandise nous est livrée au compte-gouttes», regrette le vendeur. Une mesure que nombre de grandes surfaces tentent de faire appliquer, avec plus ou moins de succès, car «la clientèle qui tente de faire un stock est vite repérée au niveau des caisses», poursuit Lotfi.
Les petits commerçants, exclus des subventions
L’opportunisme d’une partie de la clientèle fait aussi débat. « Les petits commerçants (boulangers, pâtissiers, épiciers, traiteurs…) n’ayant pas droit aux produits subventionnés, ils essaiment les supermarchés pour en trouver», observe Nabil, un professionnel de la pâtisserie tunisienne. «Nous avons récemment opposé une fin de non-recevoir à un client qui s’est avéré être un épicier de la région», précise Tarek, un chef de rayon d’un hypermarché. «Il achetait uniquement du sucre subventionné pour le revendre au double du prix», explique-t-il. Pour ne pas être identifiés et être interpelés, par la suite, les resquilleurs envoient des proches, des amis. «L’un d’entre eux a mobilisé tous les concierges du quartier pour acheter des produits subventionnés en rupture de stock», raconte Nabil. Une situation qui a poussé nombre de points de vente à réserver discrètement les produits manquants à leurs habitués et d’autres à n’autoriser l’achat de produits subventionnés qu’à des conditions préétablies par le vendeur. Dans ce contexte explosif de pénurie des produits subventionnés, revient sur le tapis la question de la contrebande vers les pays voisins, qui engloutit une importante quantité de marchandises à bas coût. Une question d’importance au regard des professionnels de la grande distribution, mais difficilement quantifiable.
C’est dire combien les subventions étatiques posent problème, et pas seulement celles qui concernent les denrées alimentaires de base. Quelle solution dans ce contexte ? Certains analystes penchent vers le changement radical du système. «Mettre fin à toutes les subventions sans exception et distribuer plutôt des cartes de débit aux familles les plus défavorisées. Cela réduira certainement le coût au Trésor et limitera la contrebande », déclare l’un d’entre eux. Ce dernier dénonce la corruption et le pourrissement étatique. « Le consommateur souffre, les propriétaires de supermarché aussi», lance-t-il.
Ce ne sont pas les idées qui manquent
C’est dans ce cadre que la fondation «Afkar» (lancée en 2015, «Afkar» est une initiative qui se consacre à catalyser les individus ayant de nouvelles idées pour le changement social) avait organisé, en 2018, un conclave spécial autour de la question : «Quel avenir pour le système de compensation en Tunisie ?». Les discussions ont débuté avec une intervention faisant le diagnostic du système de compensation en Tunisie et des principaux défis à relever. «Le système de compensation joue un rôle important dans le maintien et le développement économique de la Tunisie. En place depuis 1970, ce système vise à préserver le pouvoir d’achat des ménages à revenu faible. Néanmoins, on constate que l’Etat tunisien n’arrive plus à réfréner les charges de compensation à un niveau convenable avec ses capacités économiques et financières. Le système de compensation à l’heure actuelle est un sujet clivant qui divise les politiques et l’opinion publique, étant donné que ce système tendait essentiellement à garder l’équilibre global de l’économie nationale, ainsi que de promouvoir une justice sociale», a fait savoir le diagnostic.
Face au nombre grandissant d’abus et détournement de la fonction première de ce système, à savoir le problème de ciblage, la compensation des hydrocarbures, la non-conciliabilité des objectifs de la Caisse générale de compensation, le manque d’appui institutionnel, la vérité des prix, le commerce illicite et la contrebande, «Afkar » propose un certain nombre de recommandations. Il s’agit de solutions spécifiques et réalisables pour résoudre les questions liées à la subvention.
Un mécanisme de ciblage progressif
En premier lieu, il s’agit d’établir un mécanisme de ciblage précis et un identifiant unique. Pour ce faire, il est important, selon les analystes et les experts, de commencer par mettre en place «un mécanisme de ciblage progressif. Il faut alors identifier les ménages nécessiteux et démunis, et créer une base de données contenant les informations nécessaires. Par la suite, des mesures peuvent être prises, sous l’égide du ministère des Finances, de suivi et d’évaluation du ciblage pour plus d’efficacité et de transparence. La progressivité comprend aussi la détermination des produits, dont la levée de la compensation n’impacte pas un grand nombre de consommateurs, la levée de compensation doit aussi être associée à des mesures d’accompagnement pour les personnes nécessiteuses, telles que la création d’un identifiant unique».
En second lieu, il faut sensibiliser le citoyen quant aux coûts de la subvention. Là, il suffit d’instaurer un véritable débat national sur les compensations en Tunisie incluant toutes les parties prenantes et les partis politiques. Il faut donner une idée aux citoyens tunisiens sur la charge que représente la compensation et les sensibiliser quant aux coûts annuels actuels du programme de subvention, de ses objectifs, ses mesures et ses bénéfices. Il faut donner la possibilité aux citoyens de choisir l’adhésion ou pas au système de la compensation par laquelle les personnes non nécessiteuses de la compensation pourraient déclarer leur volonté de n’en plus bénéficier.
Aussi, il faut encourager le développement d’énergies renouvelables pour les ménages, les agriculteurs et les administrations publiques. Selon «Afkar», «Les subventions énergétiques profitent surtout aux classes les plus aisées et ajoutent un fardeau inabordable aux ressources du gouvernement. Par conséquent, les prix de l’énergie devraient être ajustés avec un contrôle plus strict des propriétés publiques, par exemple, le parc automobile des institutions publiques. L’alternative la plus adéquate serait les énergies renouvelables. L’utilisation de l’énergie solaire à des fins thermiques est répandue en Tunisie et peut être considérée comme une réussite, mais on devrait capitaliser davantage sur cela».
Contrôle des circuits de distribution
Autre résolution proposée sur la question des subventions, l’instauration des mécanismes d’ajustement automatique des prix. Ainsi, il a été proposé que les prix réajustés parviennent à baisser la pression sur le système de compensation. Le secteur public devrait plutôt se concentrer sur son rôle réglementaire pour renforcer le climat des affaires, élargir l’accès au financement et améliorer la gouvernance.
Enfin, la dernière recommandation faite dans le cadre de la fondation «Afkar» était la régularisation et la lutte contre le commerce illicite. L’Etat peut intensifier le contrôle des circuits de distribution, ainsi que lutter contre la corruption à travers la numérisation de l’administration. Par ailleurs, la cour des comptes doit être renforcée afin de bien effectuer son rôle d’organisme de contrôle des deniers publics et l’outiller des mécanismes d’intervention efficaces afin de récupérer le commerce illicite qui bénéficie des produits subventionnés.
Repenser le système de compensation en Tunisie permettrait un renforcement progressif des filets de sécurité sociale existants et de leur ciblage sur les groupes sociaux les plus vulnérables. Cela permettrait aussi d’améliorer d’autres secteurs, comme l’éducation, la santé, les transports publics et, surtout, redonner confiance aux bailleurs de fonds internationaux et aux investisseurs.
claude larrieu
31 janvier 2022 à 07:34
Excellente analyse !