La nuit du 9 au 10 novembre 2021 à Agareb, un jeune homme de 35 ans rendait son âme au Tout Puissant, après avoir succombé par asphyxie à cause des tirs soutenus de gaz lacrymogène, lancés par la police pour disperser une manifestation contre la réouverture de la décharge de cette ville. Deux mois auparavant et suite à un mouvement populaire, il a été décidé que cette même décharge, qui desservait le million d’habitants de Sfax, soit fermée. C’est ainsi que la guerre ordurière contre le peuple tunisien, qui commençait depuis 2011 avec la provocation des grèves à répétitions des agents de propreté municipaux, en passant en 2020 par les 282 conteneurs des déchets italiens pour finir en 2021 avec les prémices du collapse total du système des décharges publiques, a pu clamer enfin son premier martyr. De toutes les autres victimes, qui sont mortes en soldats inconnus, suite à des pathologies développées à cause de la pollution, on n’en saura jamais rien.
Entre-temps, les habitants de Sfax vivaient leur cauchemar nauséabond dans une ville ensevelie sous des montagnes de plus de 1.500 tonnes de détritus, qui l’ont transformé en un dépotoir géant à ciel ouvert. Toutes les autres municipalités de la région ont catégoriquement refusé de recevoir ces déchets, estimant qu’elles n’acceptent pas d’être tenues responsables des manquements de l’Etat, qui a failli visiblement à agir prospectivement et à trouver des solutions concrètes à une catastrophe, pourtant annoncée de longue date.
Pour mieux comprendre la situation, essayons d’abord de faire un état des lieux : Le pays compte 10 décharges contrôlées d’une capacité de 1.788.000 tonnes par an et quatre autres décharges semi-contrôlées dans la vallée de la Medjerda d’une capacité de 62.000 tonnes par an. Cinq décharges supplémentaires, d’une capacité nominale de 0,466 million de tonnes par an,sont en construction et enfin cinq autres décharges contrôlées sont planifiées avec une capacité moyenne de 0,433 million de tonnes par an. La plupart des décharges existantes sont arrivées à saturation et devraient être fermées au cours de l’année 2022. Pour ne citer que cet exemple, la décharge de Borj Chakir, créée en 1999 et qui couvre 120 hectares, est destinée à recevoir les quelque 3.000 tonnes de déchets municipaux par jour en provenance des 4 gouvernorats du Grand-Tunis, où vivent plus de 2.7 millions de citoyens. Cette décharge peut se targuer d’une triste célébrité à cause de ses effets néfastes sur l’environnement et de son impact catastrophique sur la qualité de vie et la santé des riverains. Au fil des années, la contamination du sol, de l’air et de l’eau et surtout l’exposition aux émanations toxiques du lixiviat ont fini par mettre à rude épreuve la santé des habitants des localités avoisinantes d’El Attar, Borj Chakir, Jiyara et Sidi Hassine. Aujourd’hui, cette immense décharge est remplie à ras bord sans qu’il y ait d’alternatives pour la remplacer. La décharge de Borj Chakir n’est pas une exception, la majorité, pour ne pas dire l’ensemble des décharges, ne répondent guère aux conditions sanitaires et présentent de ce fait un danger pour la santé publique surtout pour celles des riverains, qui lui sont exposés directement. Les Tunisiens sont donc unanimes, personne n’accepte aujourd’hui de voir une décharge devant sa porte en raison de ses répercussions environnementales, économiques et sanitaires.
La Tunisie produit en gros 2.6 Mt de déchets ménagers par an avec une croissance annuelle de 3% et une proportion biodégradable de 68%. Les ordures ménagères sont collectées à 80% dans le milieu urbain et à 10% dans le milieu rural, le reste est débarrassé tout simplement dans des décharges anarchiques qui infestent le paysage dans tous les coins et recoins de la République.
Les déchets sont ou peuvent être traités de plusieurs manières différentes :
– Enfouissement : qui consiste à enterrer les déchets dans des conditions contrôlées. C’est la méthode la plus pratiquée aujourd’hui en Tunisie. En effet 85% des ordures ménagères sont enfouis dans des centres d’enfouissement techniques –
CET. L’État paye entre 150 et 200 Dinars pour l’enfouissement de chaque tonne de déchets. En tout état de cause, on pourrait attribuer à l’enfouissement les qualificatifs bête, méchant et coûtant de l’argent, puisque les déchets sont débarrassés sans valorisation aucune tout en causant des dégâts écologiques considérables.
– Recyclage : 4% de nos déchets sont recyclés, principalement du plastique. En effet, chaque année, les Tunisiens utilisent un milliard de sacs en plastique, générant quelque 10.000 tonnes de déchets. Près de 400 entreprises privées sont autorisées à collecter, transporter et recycler les plastiques. Cinq collecteurs et recycleurs privés de pneus usagés ont également été agréés alors que le recyclage des papiers et cartons n’en est qu’à ses premiers balbutiements. Il existe également un petit secteur informel de recyclage des emballages alimentaires
– Incinération : c’est le processus de réduire les déchets en cendres, par l’action du feu. La combustion produit donc de la chaleur, qui peut être exploitée dans les procédés industriels ou dans les réseaux de chauffage urbains. En plus de stocker les cendres, il faut également traiter les fumées contenant des gaz polluants et des particules à granulométrie très fine, qui sont riches en substances toxiques. L’incinération a, en plus, un coût relativement élevé, il faut prévoir un investissement d’environ 750 millions de dinars par incinérateur sans compter les coûts d’exploitation en sus.
– Gazéification : c’est un processus qui se situe à la limite entre la combustion et la pyrolyse. La biomasse est exposée à de hautes températures (plus de 1000 °C) pour être transformée en un gaz de synthèse appelé aussi syngas, qui est composé majoritairement de monoxyde de carbone (CO) et de Dihydrogène (H2) et qui possède des caractéristiques énergétiques intéressantes.
– Compostage : c’est un processus biologique de transformation des déchets organiques par l’action des micro-organismes en présence d’eau et d’oxygène. Il peut être réalisé en tas ou en composteur. Le produit obtenu (compost) est un amendement très utile pour le jardinage. Les déchets organiques représentent 68% de tous les déchets ménagers, un pourcentage important qui peut être exploité et converti en engrais organiques plutôt que détruit dans l’environnement. Aujourd’hui, environ 5% des déchets organiques sont compostés.
– Méthanisation : Contrairement au compostage, la méthanisation est un processus biologique de fermentation anaérobie pour la production du Biogaz. La décomposition de la matière organique par des bactéries se fait donc dans des conditions contrôlées et en l’absence d’oxygène. Le Biogaz est une source d’énergie qui peut être utilisé pour produire de la chaleur et de l’électricité. En Tunisie, de petits projets de méthanisation sont en exploitation mais la méthanisation à échelle industrielle est encore à l’état embryonnaire, voire inexistante.
– Le traitement mécano-biologique : c’est un processus qui comporte une série d’opérations mécaniques de tri, de compactage en plus du compostage et de la méthanisation. Cette méthode est favorisée pour rapidement faire face à la saturation des décharges, mais reste coûteuse et peu efficace en termes de volume.
Il est indéniable que la pollution provoque des répercussions graves sur la santé publique, il est aussi vrai qu’il est difficile d’établir la preuve d’une causalité directe entre des pathologies développées à l’échelle individuelle et l’exposition à des sources de pollution. Toutefois une étude menée à Sfax et publiée en 2019 a pu mettre en évidence la corrélation entre le taux de particules fines suspendues dans l’air (provenant en particulier des véhicules diesel) et la morbidité respiratoire, telles des allergies, bronchites, asthme ou cancer. En effet, il a été démontré que les pics des mesures de la qualité de l’air, fournis par l’Agence nationale de la protection de l’environnement (Anpe), ont été systématiquement suivis, après un certain temps de latence, par un accroissement du nombre des admissions journalières pour maladies respiratoires dans le Centre Hospitalo-Universitaire (CHU) Hédi Chaker, allant jusqu’à 270%.
D’après un rapport publié fin octobre 2018, l’Organisation mondiale de la santé (OMS) place la Tunisie au Top 10 des pays africains les plus pollués. En effet, les villes de Tunis, Sousse et Bizerte figurent parmi les villes les plus polluées, où il est difficile de respirer un air sain.
Que faire ?
Les déchets municipaux qui risquent prochainement d’envahir le reste de nos villes, comme c’était le cas à Sfax fin de l’année dernière et de provoquer partout des heurts entre les manifestants et les forces de l’ordre comme c’était le cas à Agareb, pourraient être considérés comme une richesse à exploiter plutôt qu’un problème à éliminer, si on saurait bien s’y prendre.
Les carburants fossiles que nous utilisons (essence, diesel, pétrole lampant, gaz de pétrole liquéfié, gaz naturel, etc.) sont des hydrocarbures, c.-à-d. des composés d’hydrogène et de carbone. Avec l’hydrogène vert produit par électrolyse avec des énergies renouvelables et le carbone vert produit par méthanisation ou gazéification de la biomasse, on peut synthétiser les différents carburants verts ainsi que le méthanol vert, qui est une matière première de base pour l’industrie chimique. C’est ainsi que l’hydrogène vert sous sa forme pure, ou bien sous forme de dérivés, pourrait substituer les carburants fossiles et contribuer à réduire la pollution de l’environnement, qui pèse lourd sur notre santé publique.
L’oxygène, produit parallèlement avec l’hydrogène dans le procédé de l’électrolyse, pourrait servir également à améliorer la qualité des eaux usées traitées dans les stations d’épuration, qui sont actuellement rejetées dans l’environnement au lieu de les valoriser.
En conclusion, le développement de l’hydrogène vert dans notre pays pourrait apporter un remède au problème de la pollution et des risques pour la santé publique, qui y sont liés. De plus, il pourra apporter une solution efficace à la saturation des décharges publiques à laquelle tout le pays devra être préparé. La transformation des déchets en carburants synthétiques pourra également contribuer à solutionner le problème du déficit énergétique et celui des finances publiques, comme déjà démontré dans les deux premiers articles de cette série.
Ing. MSc. Chokri Aslouj
Ancien Président du Conseil des Sciences de l’Ingénieur
Le Think-tank de l’Ordre des Ingénieurs Tunisiens