La Tunisie commémore, en ce jour du 20 mars 2022, le 66°anniversaire de son indépendance. Mais pour en arriver là, beaucoup d’eau a coulé sous les ponts.
En effet, faut-il rappeler que le dix-neuvième siècle a été le siècle de la colonisation de la plupart des pays africains par les puissances européennes qui, grâce à leur développement économique qui a engendré leur puissance, ont décidé, en utilisant, la ruse, la force et des subterfuges pour le moins qu’on puisse dire inacceptables, de conquérir de vastes régions en Afrique, au Moyen–Orient et en Asie, pour l’exploitation de leurs importantes ressources minières et constituer, pour certaines d’entre elles, d’immenses empires, d’où de vastes marchés pour leur économie. C’est dans ces conditions qu’eut lieu, le 5 juillet 1830, l’occupation de l’Algérie par la France. Celle-ci, après avoir maîtrisé la situation dans cette nouvelle colonie, décida d’étendre son pouvoir aux deux pays frontaliers à l’Algérie, la régence de Tunis à l’est et le sultanat du Maroc à l’ouest. Il y a lieu de signaler que cela n’a pas été du tout facile et beaucoup de résistance et de nombreuses révoltes populaires ont eu lieu, aussi bien en Algérie qu’en Tunisie et au Maroc et n’ont pu être matées que par des bains de sang.
La Tunisie qui, après avoir pris son mal en patience durant près d’un demi-siècle, a vu, au début du vingtième siècle, sonner le réveil d’une certaine élite parmi les patriotes tunisiens. Celui-ci se concrétisa par la création d’un parti politique qui se posa, sérieusement, au pays et se développa assez rapidement. C’est ainsi que le Parti du «Destour» a été créé par Abdelaziz Thâalbi en 1920. Ce parti, composé essentiellement d’intellectuels, ne voulait pas recourir à des actions violentes et espérait, de la France, une meilleure compréhension des revendications tunisiennes. Mais ce ne fut, malheureusement, pas le cas. C’est alors que Habib Bourguiba, ayant terminé ses études supérieures en France et non satisfait des méthodes de travail de la direction du Parti destourien et soutenu par de jeunes intellectuels, fit sécession et créa, en 1934, un autre parti dénommé «le Néo-Destour».
Aussi, faut-il demander, aujourd’hui, aux jeunes et aux moins jeunes de nos concitoyens qui ne savent de Bourguiba que le nom et qui ont entendu certaines médisances le concernant, ce qu’ils connaissent de Bourguiba et de son œuvre ? Pour ma part et faisant partie de la génération de l’indépendance, je vais essayer de leur donner mon point de vue sur cet Homme exceptionnel, sur sa vision et sur sa stratégie, quant à la lutte pour l’indépendance de notre pays. Au fait qui est Habib Bourguiba ?
De tous les hommes d’Etat d’une époque qui en connaît beaucoup de flamboyants ou d’abusifs, Habib Bourguiba est probablement celui dont le nom se confond le plus totalement avec la fondation et les premiers développements d’un Etat. Fondateur de la première organisation qui posât avec sérieux le problème de l’indépendance, militant, chef de parti et d’insurrection, négociateur, prisonnier, libérateur du territoire, fondateur de l’Etat, « Combattant suprême » et guide incontesté, il aura dominé de sa puissante personnalité la vie du peuple tunisien et imprimé sa marque et sa pensée, pour le meilleur et pour le pire, sur le nouvel Etat. De retour à Tunis, nanti de diplômes et profondément imbu et séduit par le système politique de la France et par toutes les libertés dont jouissaient les Français, il constata le cruel décalage entre les principes libéraux, base de l’enseignement qu’il a eu à Paris et les pratiques quotidiennes coloniales. Très vite, il milite au sein du « Destour » dont il découvre la vanité et l’inefficience. Il lui faut donc transformer, rajeunir et muscler ce parti dont les chefs préfèrent plutôt les réunions de salon. Entouré d’un groupe de jeunes intellectuels, il provoque une dissidence et convoque, à Ksar Helal au Sahel, en 1934, un congrès où est fondé le « Néo-Destour ». Le nouveau parti tranche avec l’ancien : il n’est plus aristocratique mais populaire ; il n’est plus exclusivement, urbain mais largement rural ; il n’est plus intégriste, refusant le « tout ou rien » et accepte la négociation avec le pouvoir colonial.
Bourguiba développe également sa propre doctrine qu’il appelle « bourguibisme » mais qui s’apparente au pragmatisme. Elle est fondée sur le réalisme politique et économique qui se fonde sur la croyance qu’« aucun domaine de la vie ne doit échapper au pouvoir humain de la raison »: c’est ce qu’on appelle, communément, la politique des étapes.
C’est ainsi qu’est née l’organisation qui restera longtemps le seul parti moderne du monde arabe, qui fera passer la société musulmane de l’âge théologique à l’âge politique, et le groupe oriental du style de la caravane conduite par le « zaim » prophétique, à celui de l’organisation de masse appuyant le leader politique.
Un tel appareil attire sur lui les foudres du colonisateur. Bourguiba est arrêté en 1934, puis en 1938. Libéré par les Allemands en 1942, durant la Seconde Guerre mondiale alors qu’il était en prison au Fort St-Nicolas à Marseille, il sait ne pas se laisser séduire par les forces de l’Axe et joue, courageusement, la carte des démocraties, celle des Alliés.
Ceci lui vaut l’estime durable des Américains mais non des Français qui mettront longtemps à comprendre que, dans le monde arabe, il représente une chance exceptionnelle d’entente avec l’Occident. La lettre qu’il adressa de la prison de Fort St-Nicolas à Marseille à ses camarades du Bureau politique du Néo-Destour ( au Dr Habib Thameur), la plus haute instance du Parti, dans laquelle il leur ordonnait de ne pas aider ou soutenir les Forces de l’Axe ( Allemagne, Italie et Japon) et d’être du côté des Alliés, pour se trouver avec les vainqueurs à la fin de la guerre, restera célèbre et inoubliable par les Américains et démontrera ses grandes qualités, de visionnaire et de fin politique.
Arrêté, encore une fois et ce sera la dernière, par la France le 18 janvier 1952 et placé en résidence surveillée d’abord à Tabarka, interné ensuite à l’île de La Galite et puis à Remada avant son transfert en France, il donna l’ordre à la guérilla de répondre aux exactions de la «main-rouge» qui assassina plusieurs nationalistes dont feu Hedi Chaker, membre du Bureau politique du Néo-Destour, le grand leader syndicaliste et nationaliste Farhat Hached l’ayant été par des agents des services spéciaux français le 5 décembre 1952, l’ancien Président français, François Hollande l’ayant confirmé lors de sa visite en Tunisie, après la révolution. Ce n’est qu’en 1954 que le chef du gouvernement socialiste, Pierre Mendes-France, tend la main à Bourguiba qui l’accepte. Un an après, la Tunisie est autonome, deux ans plus tard, elle est indépendante.
Aux jeunes et aux moins jeunes qui n’ont pas vécu la période de gouvernance du Président Bourguiba et qui croient, comme certains de ses adversaires politiques le propagent, que Bourguiba était un dictateur, je leur dirai dans quel état il a trouvé notre pays le 20 mars 1956:
a- à l’indépendance, la Tunisie comptait près de quatre millions d’habitants dont près de 80 % étaient analphabètes,
b- douze ans plus tôt, notre pays a connu les affres de la Seconde Guerre mondiale et ses énormes dévastations causées du sud au nord, et tous les dégâts n’avaient pas, à l’indépendance, encore disparu,
c- en 1956, notre pays ne comptait qu’une dizaine de lycées et collèges et qu’en 1987, date de la retraite du Président Bourguiba, il en a laissé plus de cinq cents.
De son œuvre gigantesque, l’Histoire retiendra qu’il a été :
1- le fondateur de l’Etat tunisien moderne,
2- l’émancipateur de la femme avec la promulgation, dès 1956, du Code du statut personnel, unique dans le monde musulman, ce code qui reconnaît à la femme les mêmes droits que l’homme,
3- et celui qui a généralisé l’enseignement qui deviendra obligatoire, pour les garçons comme pour les filles et gratuit pour tous.
Faut-il rappeler que la stratégie de Bourguiba se signalait par la politique des étapes dans, le double but, d’une part, d’éviter de causer trop de pertes en vies humaines et d’autre part, de tranquilliser le colonisateur pour qu’il cède, au coup par coup, à nos demandes.
L’histoire retiendra que sa stratégie a été payante puisque le pays a obtenu son indépendance sans trop de dégâts et en établissant de nouveaux et intéressants rapports avec la France, post-colonisation, dans le but de bénéficier de son soutien économique et financier, ô combien important à ce moment-là.
Aussi, en comparant la lutte pour l’indépendance de notre pays et les dégâts engendrés par celle-ci par rapport à d’autres pays, nous remarquons qu’il n’y a aucune commune mesure et ceci est dû à l’intelligence, à la démarche, au savoir-faire et à l’ingéniosité de Bourguiba, le chef du parti politique qui a organisé et dirigé cette lutte.
Les grands hommes se font remarquer par leur courage, par leur vision, par leur ténacité et par leurs choix politiques. Quelques heures, seulement, après le bombardement du quartier général de l’OLP (Organisation de libération de la Palestine) à Hammam Chott, banlieue de Tunis, par l’aviation israélienne le 1° octobre 1985, le président Bourguiba, voulant passer un message très fort au président américain, convoqua l’ambassadeur des Etats-Unis d’Amérique avant la réunion du Conseil de sécurité de l’ONU, suite à la plainte de la Tunisie contre l’agression israélienne. Le président Bourguiba lui a dit ce qu’il voulait dire au président américain. Et en conséquence à ce message, la motion condamnant Israël a été approuvée par le Conseil de sécurité de l’ONU par 14 membres pour, zéro contre et une abstention (celle des Etats-Unis d’Amérique) et ce fut l’unique fois où les USA se sont abstenus, lors d’un vote condamnant Israël. Ce succès diplomatique est du, essentiellement, à la considération dont jouissait le président Bourguiba auprès des cinq membres permanents du Conseil de sécurité de l’ONU.
C’est pourquoi il est besoin de rappeler à nos concitoyens qu’en ce jour anniversaire de notre indépendance, le moins qu’on puisse faire est d’avoir une pieuse pensée pour ce grand homme et de rendre le plus vibrant des hommages à ce grandissime leader que fut Bourguiba, pour tout ce qu’il a fait pour l’indépendance et la liberté de notre pays et au prestige qu’il a conféré à la Tunisie dans le monde entier. La seule remarque qu’on puisse lui faire est qu’il n’a pas encouragé la création d’autres partis politiques et peut-être avait-il ses propres raisons pour ne pas l’avoir fait à cette époque. Mais était-ce une urgence alors que les priorités étaient aussi nombreuses qu’inquiétantes (lutte contre l’analphabétisme, chômage angoissant, niveau de vie du peuple lamentable, infrastructure dans tous les domaines presque inexistante, manque flagrant de centres de santé publique, etc.).
Bourguiba figurera, éternellement, parmi les Immortels enfantés par notre pays. Si un jour, nous avons un Panthéon tunisien, il est certain que ce grand leader y sera parmi les éternels comme Hannibal, St Augustin, Ibn Khaldoun, Tahar el Haddad, Abdelaziz Thaalbi, Aboul Kacem Echabi, Moncef Bey, Farhat Hached et tant d’autres que Dieu les accueille tous dans son Eternel Paradis.
Que Dieu veille et protège la Tunisie éternelle, l’héritière de Carthage et de Kairouan.
B.B.
(*) Issu de la 1er promotion d’officiers issue
de St Cyr, France (la Promotion Bourguiba),
ancien sous-chef d’état-major de l’armée de terre,
ancien gouverneur