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Tribune | Rendre sa noblesse au service public

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« La lucidité est la blessure la plus proche du soleil » (René Char)

Par le Pr Mohamed Salah Ben Ammar *

Fonctionnaire durant plus de 36 ans, fils et petit-fils de fonctionnaire, j’ai par conviction consacré ma vie professionnelle exclusivement au service public. Servir l’Etat est à mes yeux un devoir et un honneur. C’est donc de façon naturelle que je me révolte contre la dégradation de ce secteur.
« Le vieux monde se meurt, le nouveau monde tarde à apparaître et dans ce clairobscur surgissent les monstres ». Antonio Gramsci. Que s’est-il passé en 2011 et pourquoi cela a eu lieu ? Hautement significatives sont les difficultés que nous avons à trouver un qualificatif consensuel. Soulèvement populaire ? Révolte ? Manipulations étrangères ? Révolution ? Transition démocratique ? Ces désaccords ne sont pas uniquement de forme, ils traduisent l’ampleur des divergences. Chacun est devenu pour l’autre le « monstre » dont parle Gramsci ? Par décence, nous laisserons de côté les polémiques sur les dates. Nous avons tous vécu les mêmes évènements mais dix ans plus tard, nous n’arrivons plus à distinguer les limites du réel, du symbolique et de l’imaginaire. La confusion est totale.
Depuis le 25 juillet 2021 une écrasante majorité de nos concitoyens rêve de faire table rase du passé. Soit essayons de la dernière décennie faire table rase ? Mais pour quels motifs ? Pour réécrire l’histoire et l’exploiter à des fins politiciennes ? Une vieille recette. Ou alors pour se faire le porte-parole de l’idéal révolutionnaire pour sauver notre patrie, exclure l’autre, le contre-révolutionnaire, pour sauver notre civilisation, sauver « le peuple » ? Un passe-partout. Restons lucides, même si nous ne faisons jamais rien dans la mesure, nous devons garder les pieds sur terre. Qui oserait aujourd’hui ne serait-ce qu’insinuer que les 10 dernières années ont permis de faire bouger les lignes comme jamais ? Et pourtant ! Empêtrés dans nos querelles, nous sommes les seuls à ne pas réaliser l’importance de l’instant. Pour nous mais aussi pour l’ensemble de la région.
Le monde entier voyait en nous un exemple, nous avons tout fait pour le décevoir. Les compromissions des politiques, les ego des 230 fondateurs de partis, le marasme intellectuel, idéologique dans lequel nous sommes, nos vieux réflexes, nos frustrations, nos rancunes, nos règlements de compte, nos privilèges parfois indûment acquis font la une d’une presse internationale encore admirative il y a quelque temps.

Comment faire pour nous en sortir ?

Les crises que traverse le monde depuis 2019 rappellent aux plus réticents qu’en matière de santé, de transport, d’enseignement, d’agriculture, de sport, de culture… on ne peut pas se passer de l’Etat. Nous pouvons diverger sur les limites des prérogatives du secteur public, c’est même une bonne chose, mais il est devenu évident que sans un appareil d’Etat moderne nous sommes condamnés à l’échec.
Concernant notre secteur public, les conclusions de toutes les études nationales et internationales concordent pour digitaliser les procédures administratives pour plus de transparence, simplifier les textes juridiques pour favoriser leur application, réformer la fiscalité pour la rendre plus juste et distributive, inclure plus de jeunes et de femmes dans la vie active…Mais comment le faire avec des institutions qui fonctionnent comme en 1960 ? Ce n’est pas un scoop, notre secteur public, nos institutions comme ils fonctionnent actuellement sont incapables de relever les défis. Les dégâts causés par soixante ans de sélection par le bas salaire, un égalitarisme irrationnel, des textes contre-productifs ont fait de cette masse difforme (la fonction publique) de 700 000 personnes un corps ingouvernable. Il est classique d’entendre dire que nous avons acheté la paix sociale par les emplois dans la fonction publique, sans toutefois préciser le coût de cette paix.
Concernant notre secteur public, les conclusions de toutes les études nationales et internationales concordent pour digitaliser les procédures administratives pour plus de transparence, simplifier les textes juridiques pour favoriser leur application, réformer la fiscalité pour la rendre plus juste et distributive, inclure plus de jeunes et de femmes dans la vie active…Mais comment le faire avec des institutions qui fonctionnent comme en 1960 ? Ce n’est pas un scoop, notre secteur public, nos institutions comme ils fonctionnent actuellement sont incapables de relever les défis. Les dégâts causés par soixante ans de sélection par le bas salaire, un égalitarisme irrationnel, des textes contre-productifs ont fait de cette masse difforme (la fonction publique) de 700 000 personnes un corps ingouvernable. Il est classique d’entendre dire que nous avons acheté la paix sociale par les emplois dans la fonction publique, sans toutefois préciser le coût de cette paix.
Qu’avons-nous mobilisé comme moyens pour attirer les meilleurs vers le service public ? La réponse est simple, rien, au contraire !
Il fut un temps au lendemain de l’indépendance où de jeunes ministres se déplaçaient à l’étranger pour persuader les jeunes diplômés de revenir servir le pays. Beaucoup s’en souviennent. De nos jours, les compétences nationales qui ont tenté l’aventure après et avant 2011 ont toutes été traumatisées. Au plus haut niveau de l’État, elles ont été utilisées comme des fusibles. Sans paravent politique ou syndical, des femmes et des hommes dont la compétence est reconnue internationalement ont subi un bashing dans les règles. Pathétiques et plein de bonnes intentions mais maîtrisant mal les codes de conduite de la vie administrative, ces compétences commettaient des erreurs de comportement qui faisaient d’elles des cibles idéales.
Il ne faut pas perdre de vue nos fondamentaux. Notre principale richesse, disait Bourguiba, est la matière grise des femmes et des hommes de notre pays. Qu’avons-nous fait de cette richesse ? Un énorme gâchis.
Tant que la sacro-sainte règle des échelons et des salaires sera le yin et le yang dans le secteur public, rien ne sera possible. Le compétent et l’incompétent, le travailleur et le paresseux sont logés à la même enseigne. La prime de rendement est la même pour tous, la progression dans la carrière est une formalité et les deux mois d’arrêts pour maladies font office de congés annuels…alors pourquoi en faire plus ? Étrangement, rares sont ceux qui osent s’aventurer dans ces sujets.
Les énormes défis auxquels le pays fait face ne pourront être relevés sans un secteur public performant. La mise en place de mécanismes d’amélioration des compétences, de valorisation de l’effort, d’encouragement de l’innovation et…de stimulation de la compétitivité ont trop tardé. Les incompétents dans chaque secteur sont mobilisés pour freiner ce mouvement, c’est une vérité.
Parallèlement aux ressources humaines, une refonte douloureuse des méthodes de travail s’impose. Que les partis politiques débattent des modèles économiques ou sociétaux à adopter, c’est dans l’ordre des choses. Mais tout ne peut faire l’objet de débats politiciens. Il y a des réalités qui dépassent les clivages idéologiques. Des règles de gestion, de travail, d’élaboration des projets, une approche des dossiers qui s’appliquent de la même façon sous tous les cieux, dans tous les régimes, audelà des idéologies.
A tous les niveaux dans le secteur public, privé, dans les organisations nationales, depuis près d’un siècle nous avons gardé (souvent en pire) les mêmes codes, les mêmes façons d’aborder les dossiers. Les réunions s’enchaînent, les copier-coller font office de rapport…Chez nous, les écarts à la norme sont énormes, à toutes les étapes et dans tous les secteurs. Tant que ces écarts n’auront pas été identifiés et corrigés aucune avancée ne sera possible. Pour cela, il faut des politiciens lucides et courageux.
Il nous faut sortir de l’hypocrisie qui nous empêche de dire la réalité des choses. Pour désembourber le pays, nous devons de toute urgence revenir sur terre et arrimer notre fonction publique, nos institutions publiques à la réalité du monde telle qu’elle est en 2022. Le monde est un village et la Tunisie n’est pas une île. Qu’une guerre soit déclarée à 5000 km de nous ou qu’une épidémie survienne en Chine et notre pays est quasi-instantanément impacté. Alors, de grâce arrêtons de penser que nous sommes des exceptions. Les discours lénifiants sur notre grandeur, notre intelligence nous ont fait tant de mal. Nous sommes arrivés au bout de nos illusions, un gouffre risque de s’ouvrir sous nos pieds. Entreprenons les réformes nécessaires, elles seront douloureuses, elles ne peuvent pas être conduites par des amateurs, etqui plus est incompétents.

M.S.B.A. (*)
Médecin et ancien ministre de la Santé

 

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