Accueil A la une Étude | Les déterminants des violences conjugales : De quelles violences parle-t-on ?

Étude | Les déterminants des violences conjugales : De quelles violences parle-t-on ?

Les auteurs de violences conjugales ne semblent pas conscients qu’ils sont violents. Pour eux, la violence conjugale s’inscrit dans le cadre de la normalité. Ils considèrent toujours que la femme est fautive et qu’ils doivent la corriger, voire la protéger d’elle-même et de ses impulsions.

En raison de l’ampleur de la violence et de la gravité de ses conséquences sur la victime, une étude de ses causes et conséquences ainsi que de ses mécanismes déclencheurs s’impose. C’est dans ce contexte que s’inscrit «l’Etude sur les déterminants des violences conjugales». Financée par le Fonds des Nations unies pour la population (Unfpa) et réalisée sous la supervision de l’Observatoire national pour la lutte contre la violence à l’égard des femmes (Onlcvf), cette étude vise une meilleure compréhension des violences conjugales afin d’optimiser la prise en charge des victimes et des auteurs de la violence et de mieux cibler les aspects préventifs.

Mais comment cette violence s’exerce-t-elle ?

Il est possible de dire que les violences conjugales se fondent essentiellement sur une relation de domination au sein du couple et que, comme toutes les violences, elles sont intentionnelles, et représentent une atteinte au droit fondamental des personnes à vivre en sécurité, une atteinte à leur dignité et à l’intégrité de l’autre qui demeure une problématique mondiale d’ampleur. En général, elles sont protéiformes (violences morales, physiques, économiques et sexuelles) et répétées. Leur intensité comme leur fréquence ont aussi tendance à s’amplifier avec le temps. Dans ce même cadre, Brigitte Lamy définit la violence conjugale comme ‘’un problème social complexe, profondément enraciné. Aussi, le respect que nous accordons, depuis longtemps, à la vie privée des gens contribue au silence qui entoure cette problématique sociale. Toutefois, nous savons maintenant que ce phénomène peut prendre de nombreuses formes et que, de toute évidence, il ne peut y avoir de solution unique à une telle situation’’. En revenant sur les principaux déterminants de la violence conjugale, l’étude précise que toutes les victimes sont moins âgées que leurs auteurs. En effet, la moyenne d’écart d’âge Auteur-Victime est de 8 ans. Cet écart moyen d’âge suppose que les victimes et les auteurs appartiennent à la même génération. Cependant, une différence d’âge de 8 ans supposerait que la victime ait moins d’expérience de vie que l’auteur, surtout si elle est relativement jeune et qu’il existe certaines divergences au sein d’une même génération au niveau de l’éducation, de la culture, du mode de vie et des habitudes. Ces deux hypothèses, qui restent à vérifier, suggèreraient l’existence de deux éléments : une position avantageuse pour l’auteur des violences conjugales au sein du couple qui disposerait d’une expérience plus avancée et l’existence de certains conflits causés par les divergences générationnelles. Ces deux éléments combinés à d’autres facteurs pourraient faciliter la domination de l’Auteur et engendrer la violence conjugale sous toutes ses formes.

Outre l’âge, l’étude a cité également l’état civil, tout en expliquant que l’échantillon traité montre que la majorité absolue des victimes de violence conjugale sont des femmes mariées. On constate donc que la violence conjugale est plus fréquente dans un couple marié ; vu que la victime cohabite avec l’auteur, elle est beaucoup plus sujette à subir des violences qu’une femme divorcée ou fiancée. Ce qui suppose que les violences conjugales se produiraient le plus souvent dans le domicile conjugal. Cependant, les chiffres obtenus pourraient supposer un autre phénomène : les femmes fiancées ou ex-fiancées ou divorcées ne portent pas plainte pour violence conjugale, elles la subissent en silence.

Sur un autre plan, l’étude indique que le recours aux services d’un(e) avocat(e) dans une affaire de violence conjugale pourrait informer sur la détermination de la victime. En effet, avoir recours aux services d’un avocat en théorie signifierait mettre toutes les chances de son côté pour obtenir gain de cause (dans le cas des jugements analysés, la victime demande la condamnation de l’auteur et le dédommagement). En revanche, le non recours aux services d’un avocat pourrait supposer une précarité économique de la victime qui n’a pas les moyens financiers nécessaires et l’abandon des charges pour plusieurs raisons…Les résultats obtenus ont montré que seuls 34% des victimes ont recouru aux services d’un(e) avocat(e) et, dans la majorité des jugements correctionnels traités, la victime ne se constitue pas en partie civile pour obtenir des dédommagements pour les violences qu’elle a subies. En effet, seules 36% des victimes se sont constituées en partie civile devant la chambre correctionnelle. Et donc, malgré le peu de données relatives à la victime, il a été possible de constituer une table initiale des déterminants de la violence conjugale relatifs à la victime.

Qu’en est-il de l’auteur de la violence conjugale ?

D’après les résultats obtenus, il est possible de dire que la majorité des auteurs de violences conjugales appartiennent à la tranche d’âge 36-55 ans. C’est-à-dire que la majorité de ces auteurs sont nés entre 1964 et 1982. Ces résultats assez troublants pourraient être expliqués. La première explication serait que les auteurs de violence conjugale, nés au cours de la période citée, auraient reçu une éducation et une culture fondée exclusivement sur la supériorité de l’homme ainsi que sur l’inégalité de genre. Mais pour vérifier cette hypothèse, il faut comprendre les normes de la société à cette époque-là. Pour ce faire, une lecture des lois s’imposait en premier lieu, principalement le code du statut personnel qui a été promulgué le 13 août 1956, soit quelques mois après l’indépendance de la Tunisie. Bien qu’il ait prohibé la polygamie et instauré le mariage/divorce civil, il a laissé beaucoup de discriminations à l’égard de la femme. En second lieu, la Tunisie avait ratifié la Convention sur l’élimination de toutes les formes de discrimination à l’égard des femmes en 1985. Cette ratification a engendré plusieurs réformes législatives dont la réforme du code du statut personnel en 1993. En troisième lieu, les lois ne garantissaient pas une protection des enfants contre la violence. En effet, les sanctions à l’égard des enfants étaient beaucoup plus physiques, qu’elles soient infligées à l’école ou à la maison. La Tunisie a ratifié en 1991 la convention internationale des droits de l’enfant et a promulgué, à sa lumière, en 1995 le code de protection de l’enfant. Ces réformes ainsi que celle de 1993 avaient incriminé la violence à l’égard de l’enfant, cependant, les violences « légères à but éducatif » infligées par les parents étaient tolérées à l’article 319. Ce n’est que grâce à la loi organique n°58-2017 du 11 août 2017 relative à l’élimination de la violence à l’égard des femmes que cette disposition a été supprimée. En dernier lieu, le taux d’analphabétisme entre 1960 et 1984 et le taux de scolarisation était important : la moyenne d’analphabétisme chez les hommes était de 56,9% entre 1956 et 1984.

La deuxième explication serait la convergence de plusieurs phénomènes. Tout d’abord, l’âge moyen du mariage pour les hommes, qui est passé de 28,1 ans en 1984, à 30,3 ans en 1994 et à 32,1 ans en 2004, pourrait être considéré comme légèrement avancé. Il y a aussi la violence conjugale qui est un phénomène continu dans le temps et répétitif. Par ailleurs, les femmes victimes de violence conjugale subiraient la violence pendant longtemps en silence et ne porteraient plainte que lorsqu’elles n’arrivent plus à supporter la situation.

Sur un autre plan, l’étude indique que la profession définit en général la personnalité de l’individu. Et donc, pour comprendre la dynamique de la violence conjugale, il est impératif de s’attarder sur la profession de ses auteurs, de relater ce qui a été trouvé et d’essayer de l’expliquer à partir de ce qui est connu et prouvé. Alors, sur les 53 jugements correctionnels traités, les chercheurs ont constaté que la majorité des auteurs de violence conjugale (qui sont au nombre de 35) étaient des ouvriers alors que pour le reste, les professions étaient assez diverses : ingénieur, journaliste, gérant d’une société, forgeron, chauffeur de taxi…Selon les résultats obtenus, une grande partie des auteurs de violences conjugales exercent des métiers manuels non réguliers. Ces «petits métiers» assez physiques ne nécessitent pas de qualifications. Ils ressemblent beaucoup plus à des activités et ont la particularité d’être le plus souvent irréguliers. C’est-à-dire qu’ils sont limités dans le temps et instables. Leur rémunération est faible et se fait le plus souvent par jour ou par semaine. Dans la majorité des cas, les ouvriers journaliers n’ont pas de couverture sociale, travailleraient dans le secteur informel et vivent généralement dans la précarité et dans l’instabilité financière. Généralement, ces personnes n’ont pas reçu un enseignement supérieur et ont abandonné leurs études primaires ou secondaires. Ils bénéficieraient donc d’un niveau d’instruction assez faible.

En définitive, il existe un lien puissant entre la profession de l’auteur et la violence conjugale qui suggèrerait de considérer la profession de l’auteur comme déterminant de la violence conjugale. Cependant, les résultats ont démontré aussi que même un ingénieur ou un journaliste pouvait violenter sa conjointe de la même façon. De ce fait, la profession n’aurait pas, dans plusieurs situations, un lien avec la violence conjugale et donc ne pourrait pas être considérée comme déterminant. Il est donc impératif de manipuler ce « déterminant » avec prudence pour ne pas tomber dans des stéréotypes.

L’étude ajoute que les auteurs de violence conjugale ne semblent pas conscients qu’ils sont violents ; pour eux la violence conjugale s’inscrit dans le cadre de la normalité. Ces derniers considèrent toujours que la femme est fautive et qu’ils doivent la corriger, voire la protéger d’elle-même et de ses impulsions. Cette manière de penser et d’être se fonde essentiellement sur la misogynie et le patriarcat. Les déterminants dégagés vérifient cette hypothèse.

Quid de la société civile tunisienne ?

Les causes de la violence entre partenaires intimes sont complexes. Cependant, deux facteurs semblent être nécessaires dans un sens épidémiologique : la position inégale des femmes dans une relation particulière (et dans la société) et la normalisation du recours à la violence lors des conflits. Ces facteurs interagissent avec un ensemble de facteurs complémentaires pour produire la violence conjugale. La littérature internationale montre que les femmes victimes de violence conjugale font face à de nombreux obstacles lors de leur recherche d’aide. Plusieurs de ces obstacles sont liés à des croyances, des normes et des valeurs socialement partagées qui contribuent à légitimer cette violence. Leur déconstruction constitue un enjeu majeur pour la lutte et la prévention de la violence conjugale.

En effet, la violence conjugale s’inscrit dans un ensemble de rapports socio-symboliques entre les genres qui se caractérisent avant tout par des rapports de pouvoir et de domination sociale. Cette lecture idéologique est importante parce qu’elle rend saillante une violence symbolique qui consiste à ne pas reconnaître les violences dont les femmes peuvent faire l’objet. La psychologie sociale porte un intérêt grandissant au sujet de ces violences symboliques à travers les travaux sur les différences entre les hommes et les femmes, et, en particulier, en ce qui concerne les stéréotypes de genres et leurs conséquences. La problématisation de la violence conjugale dans l’optique dynamique et relationnelle de cette approche psychosociale reste toujours un enjeu aujourd’hui. En effet, l’étude des phénomènes représentatifs et de leurs déterminants idéologiques permettrait de mieux comprendre les processus et les enjeux psychosociaux sous-jacents au phénomène de violence conjugale. Une telle perspective nous invite à interroger les modèles interprétatifs que les victimes et les auteurs mobilisent face à ces situations de violence dans le but d’expliquer la dynamique des rapports sociaux entre partenaires : attribution de cause et de responsabilité, dénonciation et recherche d’aide, culpabilisation de la victime, minimisation ou non reconnaissance de la violence, …

En résumé, les facteurs psychosociaux, tels que les croyances, les stéréotypes et les normes sociales, contribuent à la non-reconnaissance ou à l’acceptation de la violence conjugale. Et donc, les facteurs contribuant à expliquer la violence conjugale sont multiples. C’est la combinaison de facteurs sociétaux, communautaires, relationnels et individuels qui peut augmenter le risque d’être victime ou d’exercer de la violence dans un contexte conjugal. Bien qu’il ne s’agisse pas d’une explication causale, la détermination des facteurs associés à la violence conjugale sert à orienter les programmes et les interventions vers des cibles susceptibles de la prévenir, car la violence n’est pas un problème insoluble ni une fatalité de la condition de la femme.

De tout ce qui précède, il est possible de dire que la loi organique n°2017-58 du 11 août 2017 relative à l’élimination de la violence à l’égard des femmes n’est quasiment pas appliquée par les chambres correctionnelles (à l’exception de l’article 218 nouveau du code pénal). Les chambres correctionnelles recourent le plus souvent à d’anciennes dispositions pour condamner les violences psychologiques comme l’article 226 bis ou l’article 245 ou encore l’article 247 du code pénal. Il y a là une résistance de la justice à la loi organique n°2017-58 qui est perceptible au niveau des condamnations. Il a été démontré que les peines n’étaient pas du tout sévères. Il est aussi possible de constater que les rédacteurs de la loi organique n°2017-58 ont compliqué la preuve des infractions prévues les articles 224 et 224 bis (la répétition de l’acte). Ils ont aussi omis de prévoir de nouvelles dispositions incriminant les violences électroniques. Il est aussi possible de supposer qu’il existe ‘’un triangle déclencheur’’ des violences conjugales dont le centre de gravité est le patriarcat et dont les angles sont : la dépendance de la victime, la virilité de l’auteur et l’autorité de l’auteur. A chaque fois que l’un de ces éléments est perturbé, il y a violence conjugale.

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