«Harga 2» s’inscrit en partie dans la continuité de ce qui a été montré l’année dernière, mais cette suite rime surtout avec «changements » et «bouleversements». Dans cet entretien, Lassâad Oueslati met en lumière les dessous de ce deuxième succès consécutif sur le petit écran.
La 2e saison de «Harga» est-elle une continuité ou un changement ?
C’est à 100% un changement. Je pense que c’est un challenge avant tout, celui de faire oublier la 1ère saison et d’entamer de nouvelles histoires, de nouveaux cycles.
«L’autre rive», l’intitulé de cette 2e partie fait donc référence à un changement qui va de pair avec l’émergence de nouveaux axes et le développement d’autres. Pouvez-vous nous les rappeler ?
«Harga 2» a été pensé depuis le début ou depuis l’achèvement de la première partie. «L’autre rive» devait être raconté afin de mettre en lumière l’après-«Harga», l’après-traversée de la mer et l’arrivée en Italie. L’avenir des survivants, et des échappés du «Centro». Leur vécu et leur réalité en tant que voyageurs clandestins, et les suites de divers parcours.
Quelles étaient les conditions du tournage ? Y a-t-il eu d’autres challenges et d’autres difficultés à contourner pendant la 2e saison ?
Pendant la 1re saison, il y a eu interruption de tournage à un moment, et sa reprise était bénéfique finalement. On a eu l’autorisation d’entamer le tournage de la 2e saison à 4 mois de Ramadan. La difficulté était donc d’ampleur. Le projet de la 2e partie était beaucoup plus difficile à concrétiser : rien qu’en déplaçant toute une équipe à Palerme, les problèmes de paperasses en particulier avec l’Italie, la logistique qui va avec, la gestion de l’argent, les coûts élevés… D’autant plus que j’ai insisté pour qu’on filme en Italie parce que quelques décors n’allaient pas en Tunisie. Et pour donner de l’impact à la série et de la véracité, il fallait tourner en Italie. L’écriture était autre aussi, totalement différente de la première saison.
Les prisons, le tribunal, la décharge, les rues… Autant de décors qui existent dans les deux rives de la Méditerranée, en Italie et en Tunisie. Comment s’est fait le choix de ces lieux particuliers ?
Les décors dans l’autre rive, en Italie étaient clairs et pensés d’emblée. L’extérieur et les espaces sont étroitement liés aux vécus des personnages. Ceux de la première saison ont eu leurs espaces respectifs. Pareil pour la 2e saison, qui raconte des personnages présents dans des espaces ouverts. En Tunisie, le personnage de «Naama» est central. J’ai été inspiré par le sujet des «Barbécha» et il fallait l’intégrer dans l’histoire en situant «Naama» dans la décharge de «Borj Chekir». L’urgence de raconter la vie dans le «Msabb», cet endroit si particulier, si dur, s’est directement posée. Il fallait également raconter la prison, qui accueillait de nombreux migrants et voyageurs clandestins retenus dans des conditions atroces. Dans quelques fermes en Italie, des horreurs s’y passent. Il fallait aussi reconstituer la vie dans une ferme, lieu où sont détenues de jeunes femmes clandestines et pas que des femmes : des enfants, des jeunes migrants et des gens de tout bord …
Comment s’est passé le tournage dans cette immense décharge, celle de «Borj Chekir» ?
C’est important de remercier le ministère de l’Environnement, qui nous a donné son accord afin d’effectuer le tournage sur place. Un lieu fermé et gardé, y compris par ses «Barbécha», ses employés. Des gens discrets, qui travaillent dans cette décharge, mais qui restent méfiants. L’odeur était asphyxiante à notre arrivée. On aurait pu le reconstituer ailleurs, pour le bien de l’équipe. Tout ce qu’on a pu voir était vrai et je tenais à filmer ces conditions sans artifices. On s’y est adapté pendant presque une semaine malgré les conditions très dures. Des conditions qui ont fini par nous atteindre : on ne pouvait filmer et faire le nécessaire, sans filmer toutes ces personnes, instruites, d’un certain niveau, qui fouillent tout au long de la journée dans ce «Msabb». Des personnes discrètes, souriantes, de bonne humeur souvent, mais pudiques. Elles vivent en collectivité et en symbiose ensemble. C’est un exemple du vivre-ensemble et de solidarité.
Le tournage en Italie a-t-il été à la portée ?
Un tournage préparé d’avance. Avec des repérages déjà faits, et le soutien de Hedi Krysène. Ce que je retiens c’est la solidarité des Italiens et des Tunisiens résidents là-bas et qui connaissaient déjà la série. Je salue aussi la solidarité et le soutien de l’ambassadeur de Tunisie en Italie, Moez Sinaoui. L’obtention du visa était impossible sans le soutien de la télévision tunisienne et l’intervention de l’ambassade et de Faouzi Mrabet. Malek Ben Saâd, le personnage principal des événements écrits à Palerme a eu beaucoup de mal à avoir le visa. S’il ne partait pas, c’était problématique. On a retardé d’une semaine le départ, et au final, il l’a eu à la dernière minute. C’était serré. Pendant le tournage et grâce à l’équipe soudée, on a pu filmer dans des endroits exceptionnels, comme en prison ou dans des lieux en plein air avec le drone. On nous a sous-estimés au départ, et on a dû montrer aux Italiens un sens du professionnalisme exemplaire et un niveau de travail respectable. C’est le plus important.
Il y a une phrase qui a été dite pendant la série « Les Tunisiens ont mauvaise réputation en Italie ». Est-ce que c’est vrai?
Pas que les Tunisiens et pas tout le monde. C’est un regard forcément rabaissant lancé à l’encontre des voyageurs clandestins. Leur nombre a beaucoup augmenté ces dernières années. Leur présence est devenue encombrante pour les autorités italiennes. «Harga» valorise l’image du voyageur tunisien et africain. L’intrigue autour du parcours de «Fares», incarné par Malek Ben Saâd est révélatrice : lui avoir tendu un piège et l’avoir taxé de terroriste est une manière, parmi d’autres, d’enlaidir la situation des migrants. Beaucoup profitent des voyageurs clandestins : ces derniers subissent énormément d’injustices. Les sans-papiers souffrent, encaissent et subissent faute d’alternatives.
Pouvez-vous nous en dire plus sur l’écriture nouvelle qui caractérise cette 2e saison ?
Il fallait modifier l’écriture dans un élan de changement : avec Imed Eddine Hakim, on inventait des intrigues, qu’on montrait directement au départ, et qu’on racontait après, à l’envers, plus longuement sur de nombreux épisodes. Une manière d’expliquer aux spectateurs comment tel ou tel personnage a pu se retrouver dans une situation délicate et complexe comme celle que vit «Naama» dans l’interrogatoire. Une manière de retenir l’attention du spectateur. Le parallèle caractérise aussi l’écriture de la 2e saison : Il y a le parcours de «Kayla» en Tunisie et celui de «Fares» en Italie. Les deux évoluent en même temps, les deux subissent rejets et difficultés insurmontables dans les deux pays et dans les deux cas, il y a beaucoup de similitudes. On a raconté les parcours de «Lamine» et «Naama», dans les deux rives. Toute la série repose sur des croisements inattendus entre personnages venus de toutes parts, et plus on avance dans le temps plus les croisements se font.
La 2e saison a connu un changement important au niveau des personnages, et elle a connu de nouvelles recrues…
Quand on a ouvert de nouveaux axes, les décors de «Naama», ont par exemple changé et on a fait appel à des personnages nouveaux, comme celui de «Zina», interprété par Mouna Nourredine. «Lamine», pour Ahmed Hafiane, «Chadia» pour Nadia Boussetta, «Saber» pour Hedi Krysène. Sans oublier Fathi Akkari, Oumayma Maherzi, Amina Bdiri… Une pléiade de personnages qui ont été écrits afin d’évoquer de nouvelles problématiques liées à la migration clandestine, comme les travailleurs du sexe, le mariage de la Tunisienne avec un étranger. Il ne faut pas oublier que beaucoup de migrants traversent la mer, galèrent pour gagner leur vie, et ces mêmes migrants font nourrir leurs familles en Tunisie. Ils parviennent à le faire à distance en envoyant de l’argent au bled : ces derniers ne construisent rien pour eux-mêmes et vivent uniquement pour nourrir leurs familles à distance. C’est comme s’ils se sacrifiaient.
Tes personnages sont diversifiés et très inclusifs…
Comme les personnages à déficience mentale, souffrant de bégaiement ou de maladies auto-immunes. Il faut couper avec la 1ère saison et toutes ces vies filmées se croisent dans un seul aspect : celui de la souffrance liée à cette volonté de partir. Tout est subtilement traité dans le but de mettre en lumière ces existences et ces profils et de les voir autrement, avec un regard autre, si on les croise dans la vraie vie. Koussai Allegui, a été repéré par Rahma Jalel, la responsable du casting. Je l’ai apprécié et choisi bien avant de le voir. J’ai cru en lui. Lui et Malek Ben Saâd sont des jeunes très prometteurs, disciplinés, doués. Les avoir dirigés était exceptionnel. Le handicap du bégaiement chez Koussai a été puisé en s’inspirant de son frère dans la vraie vie. Un très bon avenir attend ces jeunes talents. Malek Ben Saâd a des réflexes et un savoir-faire que de grands acteurs n’ont pas. Une carrière florissante à l’étranger l’attend à mes côtés. (rire)
Des comédiens et grands artistes de théâtre, comme Fathi Akkari, Riadh Hamdi, Mhadheb Rmili participent-ils à l’élaboration du scénario ?
Non. La puissance des dialogues, on la doit à Imed Eddine Hakim, le scénariste. Mais avec des noms aussi connus, il y a des discussions, des échanges autour du texte, de certaines techniques. Pour Riadh Hamdi, le travail s’est fait davantage au niveau de l’accent. Je donne une marge à la modification des dialogues à temps et j’évite l’improvisation. Il y a une touche de Mhadheb Remili dans son monologue au tribunal aussi. Akkari a ajouté du sien. Il y a une toute légère intervention de la part des acteurs dans les dialogues, mais qui reste subtile et minime.
Les Arjoun, Nour et Selim tiennent les ficelles de la musique de cette 2e partie. Pourquoi ce choix ?
Selim, je le suivais depuis longtemps. Le changement devait se faire au niveau de la musique aussi. Pour cette 2e saison, j’ai pensé à lui. C’était évident. Quand j’ai écouté son répertoire, il correspondait à la saison. Il est dynamique, très productif. Il avait déjà «Trab», la chanson du générique, sortie bien avant «Harga 2». Sa musique a donné une portée autre à la saison. C’était une découverte. Je suis reconnaissant. Le Soundtrack de «Harga 2» est disponible sur I-Tunes.
Par quoi se caractérise «votre travail en équipe» ?
Notre équipe a entamé un travail sur de bonnes bases en manipulant un «Mood Board», par exemple, qui est un montage de différents éléments graphiques qui compile toutes les sources d’inspiration d’une personne, qui peaufine les idées créatrices et les éclairent : palette de couleurs et inspirations liées aux personnages, aux lieux, aux costumes… tout passe au crible par moi-même, en équipe et dans le détail près. Tout se fait à l’avance. Je salue au passage Rabii Masseoudi, Randa Khedher, Ahmed Ben Kridis, Nahla Smati, etc : nous nous connaissons assez, fort heureusement, pour savoir comment travailler en collectivité et ce que nous voulons transmettre et réaliser. Je suis reconnaissant au producteur Ridha Slama pour son implication, et sans qui, ce tournage n’aurait pu se passer dans de telles conditions.
Avez-vous des anecdotes drôles à nous raconter ?
On nous a retenus en Italie. On ne pouvait pas rentrer avant les transferts de sommes d’argent. Et on a dû improviser sur des lieux publics pour filmer, toujours à Palerme. On se présentait comme étant des étudiants désireux de réaliser un film de fin d’études et on nous croyait. Dans la décharge, le défi c’était de ne pas filmer les gens qui travaillaient là-bas et qui étaient très nombreux.
«Harga 2» en chiffres ?
140 comédiens, plus de 25 personnages principaux, 78 jours de tournage, 70 lieux : décors et sous-décors. Deux pays. Sans compter le désert, la mer, le Sud, la capitale, les régions côtières. Plus de 80 personnes dans l’équipe technique. On a dû s’adapter à une coupure de tournage liée à une infection à la Covid et à une fatigue extrême.
Vos projets à venir ?
J’entame un tournage conséquent à l’étranger sur une très bonne période. Les années prochaines, je compte travailler davantage sous d’autres cieux. Une occasion de prendre de la distance par rapport à la production ramadanesque de feuilletons en Tunisie.
Que pensez-vous de l’émergence des plateformes de visionnage en ligne ?
A encourager. Evidemment. Le piratage doit être banni. Et on aimerait voir des plateformes qui produisent leurs créations et qui ne fonctionneront pas uniquement comme étant une vitrine ou un support. Les plateformes sont une alternative à un changement dans le paysage audiovisuel et qui doit se faire à la racine.