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État des lieux de la dette publique | Endettement extérieur : La crise de la dette pointe son nez

Prise au piège de la spirale infernale de l’endettement, la Tunisie ne peut plus continuer dans cette même démarche malsaine pour l’économie: s’endetter pour payer les salaires et rembourser les anciennes dettes. Car il s’agit d’une solution de facilité qui a atteint ses limites et qui n’a fait qu’enfoncer les finances publiques dans un cercle vicieux. Peut-on redresser la barre et stabiliser la dette publique? Peut-on éradiquer les causes qui ont mené à l’explosion de la dette et à la dégradation des finances publiques? Le Club Finance de l’Atuge France a mis toutes ces questions sur le tapis, et ce, lors d’un webinaire organisé autour du thème «La dette publique et le déficit budgétaire, la spirale infernale jusqu’à quand ?».

Ont pris part à ce débat qui s’est tenu en ligne le chercheur associé à Harvard Kennedy School, Fadhel Kaboub, la directrice du Laboratoire d’intégration économique internationale à la Faculté des sciences économiques et de gestion de Tunis, Fatma Marrakchi Charfi, et le professeur à l’Ecole supérieure des sciences économiques et commerciales de Tunis, Ghazi Boulila.

Ghazi Boulila : “La dette a été privilégiée par tous les gouvernements en tant que mode de financement du déficit budgétaire”

Articulant son intervention autour des facteurs d’aggravation de l’endettement, Boulila a affirmé que le risque de non soutenabilité de la dette est réel. En effet, si le spectre de la cessation de paiement se rapproche c’est parce que les risques de non soutenabilité de la dette sont tous présents. Il s’agit du risque lié au déficit primaire (qui est de plus en plus important), celui relatif à la dégradation de la note souveraine et le risque de la dépréciation du dinar. A cela s’ajoute un autre indicateur pris en compte par le FMI, à savoir le ratio dette/PIB qui ne doit pas dépasser les 80%.

Mettant l’accent sur l’explosion de la dette après 2010, Boulila a souligné “la relation positive” qui existe entre la dette et le déficit budgétaire. Précisant que le déficit budgétaire est passé de 1% en 2010 à 9,9% en 2020, l’économiste a fait savoir que ce dernier a été financé essentiellement par la dette surtout extérieure. Il a expliqué que selon ce qu’on appelle “le jeu de Ponzi”, les gouvernements qui se sont succédé après 2010 s’endettaient en devises pour rembourser non seulement la dette octroyée dans le passé mais aussi pour financer des dépenses courantes telles que les salaires et les subventions. Une situation qui a contribué à la faiblesse de l’investissement public et de la croissance économique ainsi qu’à la non soutenabilité de la dette extérieure.

Revenant sur les facteurs qui ont aggravé le déficit budgétaire au cours de ces dernières années, le professeur a évoqué la baisse de la production du pétrole et du phosphate (à cause des revendications sociales) qui a entraîné une baisse des recettes de l’Etat, la chute vertigineuse de l’activité touristique mais également des IDE en raison de la recrudescence des attentats terroristes, la hausse des dépenses liées à la sécurité, l’augmentation des salaires des fonctionnaires, la mauvaise gouvernance du secteur public ainsi que l’instabilité politique en Tunisie et en Libye. Selon l’économiste, la dette a été privilégiée par tous les gouvernements en tant que mode de financement du déficit budgétaire au moment où d’autres alternatives étaient envisageables comme la fiscalité, le recouvrement, la lutte contre l’évasion fiscale, la réduction de la taille du secteur informel ou le financement monétaire. Il a fait savoir que le recours excessif aux emprunts extérieurs qui représentent les 2/3 de la dette totale a accentué la non soutenabilité de la dette extérieure.

Boulila explique cette spirale déficit/dette par le choix des gouvernements qui consistait à augmenter les dépenses de l’Etat, dans l’objectif d’acheter la paix sociale et se maintenir au pouvoir, et ce, au détriment de la santé des finances publiques qui pâtissent de la faiblesse de la création des richesses. Le désintéressement des électeurs pour la question de la dette publique (contrairement au sujet de la hausse des taxes qui fait l’objet d’un suivi de la plupart des citoyens) a poussé les gouvernements à retarder les réformes qui ont été remises aux calendes grecques.

Recours au jeu de Ponzi concerté

L’économiste a, par ailleurs, évoqué les solutions possibles pour faire face à la crise de la dette. Tout d’abord, il y a le rééchelonnement qui peut être une extension du délai du remboursement afin de réduire le montant que l’Etat doit payer à chaque échéance, ou bien le prolongement de la période de grâce et le report du paiement de la charge de la dette.

La deuxième alternative consiste en la réduction ou l’annulation totale ou partielle de la dette. Elle implique la conclusion d’accords économiques ou politiques avec les créanciers qui peuvent, notamment, entrer dans le capital des entreprises publiques. Et enfin, il y a le refinancement. C’est, d’ailleurs, ce que la Tunisie est en train de négocier avec le FMI, précise le professeur. Il explique qu’il s’agit du jeu de Ponzi concerté c’est-à-dire que les créanciers accordent de nouveaux prêts à l’Etat débiteur pour qu’il puisse éviter un incident de crédit et un défaut de paiement. Il a, en outre, affirmé que tous ces programmes de restructuration de la dette publique sont assortis d’un certain nombre de conditions qui doivent être rigoureusement respectées, telles que la réduction de la masse salariale, la suppression des subventions des produits de première nécessité, la restructuration des entreprises publiques, la discipline budgétaire, la réorientation de la dépense publique et la réforme fiscale.

Il a ajouté que d’autres instruments, à l’instar de la répudiation (cessation de paiement basée sur le refus de reconnaître le bien-fondé de la dette) et de la dette odieuse (contractée contre la volonté du peuple et provenant de la décision de gouvernements dictatoriaux), existent. Afin d’éviter ces deux arguments, le FMI a sollicité l’Ugtt pour participer aux négociations avec le gouvernement, a-t-il estimé. Boulila n’a pas omis de mentionner vers la fin, qu’un Etat peut faire face au défaut souverain lorsque le gouvernement est dans une situation d’incapacité d’honorer ses engagements.

Fatma Marrakchi : “Le problème c’est le manque de compétitivité de notre économie”

Abondant dans ce sens, l’économiste Fatma Marrakchi a mis l’accent sur les risques que génère l’aggravation du déficit primaire (le solde des dépenses publiques en dehors du service de la dette). “Il n’y a que chez nous qu’on parle de déficit primaire alors qu’on devrait parler de surplus primaire”, fait-t-elle remarquer.Elle a précisé qu’en 2022 le déficit primaire est exacerbé par les dépenses de compensation des produits énergétiques et alimentaires de base dont les prix ont explosé suite au déclenchement de la guerre russo-ukrainienne. Affirmant que l’augmentation de l’endettement est la résultante de l’accumulation des déficits budgétaires, Marrakchi a fait savoir qu’il est possible de stopper cette hémorragie, si on agit sur deux volets, à savoir l’augmentation des recettes et l’optimisation des dépenses. Elle a précisé à cet égard, que la réorientation des dépenses vers l’investissement public constitue la clé de voûte pour l’économie tunisienne puisque c’est un moteur de croissance qui contribue à la propulsion des exportations mais aussi de l’investissement privé ainsi qu’à la création de l’emploi. Elle a, en outre, appelé à une réforme de la fonction publique, et ce, dans l’objectif de rendre l’administration plus efficace. “Il ne s’agit pas de licencier les fonctionnaires ou de réduire les salaires mais plutôt de rendre l’administration plus efficace, notamment vis-à-vis de l’entrepreneur”, a-t-elle indiqué. Toujours par rapport aux dépenses, elle a souligné que la réallocation des subventions au profit des couches sociales les plus nécessiteuses permettra d’éviter le gaspillage, sans oublier l’importance de la réforme des entreprises publiques qui sont devenues budgétivores.

S’agissant du volet qui concerne les recettes de l’Etat, elle a mis l’accent sur la nécessité d’engager une réforme qui vise à alléger la pression fiscale tout en élargissant l’assiette fiscale et en incluant les personnes qui sont au-dessous des radars de l’Etat. L’économiste a expliqué que cette spirale infernale de la dette ne peut être rompue qu’à travers l’accélération de la création des richesses. “La crise des finances publiques n’est que le côté apparent de l’iceberg. Le problème c’est le manque de compétitivité de notre économie, le manque de création de richesses”, a-t-elle précisé . Elle a, par ailleurs, souligné la nécessité de faire sauter les verrous qui bloquent l’économie tunisienne. “Notre économie est très ouverte de l’extérieur mais très protégée de l’intérieur étant donné les autorisations qui sont demandées à tout bout de champ par l’administration», a-t-elle commenté.

Fadhel Kaboub : “La crise de la dette reflète des problèmes structurels qui remontent aux années 70”

De son côté, Fadhel Kaboub a souligné la distinction entre la dette externe et interne, dans la mesure où il estime que l’augmentation de la dette nationale interne est “gérable” et n’est pas nécessairement un facteur aggravant la non soutenabilité de la dette ou créateur d’inflation.

Pour le chercheur, la dette extérieure de la Tunisie reflète des problèmes structurels qui remontent aux années 70 lorsque le choix a été établi sur le secteur extérieur comme moteur de croissance et de développement. La dépendance alimentaire et énergétique et la spécialisation dans l’industrie à faible valeur ajoutée se sont, vite, avérées des faiblesses qui ont empêché l’essor de l’économie tunisienne et ont amené les gouvernements à s’endetter davantage. “Malheureusement, cette ouverture au commerce international ne s’est pas construite sur des bases solides parce qu’on n’a pas investi suffisamment dans la souveraineté alimentaire et énergétique. On s’est spécialisé dans la production à faible valeur ajoutée.

Notre balance commerciale a continué à enregistrer des déficits de plus en plus importants, ce qui a contribué à la dépréciation du dinar et a contraint les gouvernements à emprunter des devises étrangères pour minimiser les effets d’inflation importée», a-t-il analysé. Prenant l’exemple du tourisme, l’un des principaux moteurs de croissance, selon le modèle instauré dans les années 70, Kaboub a démontré que sans souveraineté alimentaire et énergétique, le bilan net du secteur est en deçà de ce qu’on espérait puisque l’accroissement de l’activité touristique nécessite plus de dépenses et d’importations énergétiques et alimentaires. Pareil pour les exportations dans le secteur de l’industrie qui sont des exportations à faible valeur ajoutée et qui dépendent des importations des produits intermédiaires à forte valeur ajoutée, a-t-il ajouté. Pour rompre avec ce modèle non durable et non résilient, l’économiste préconise de miser sur des partenariats Sud-Sud dans l’objectif d’avoir accès à des marchés publics plus vastes et permettre à l’industrie de générer des économies d’échelle. Il est également question de créer une stratégie industrielle autonome avec la priorisation des secteurs alimentaire et énergétique (via notamment les énergies renouvelables).

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