Dans son dernier rapport intitulé «Gérer la crise en temps d’incertitudes», la Banque mondiale souligne l’urgence de mettre en œuvre les réformes nécessaires pour stabiliser les finances publiques à l’heure où la guerre en Ukraine et la hausse des prix mondiaux des produits de base et des produits manufacturés ont exacerbé les vulnérabilités de l’économie nationale durant les premiers mois de 2022.
Avec un taux de croissance prévu de 2,7%, l’économie semble sur une trajectoire de croissance légèrement inférieure à celle qui était précédemment prévue. L’augmentation des prix de l’énergie et des aliments sur les marchés internationaux se traduira par un accroissement du déficit budgétaire, ce qui exacerbe les déficits jumeaux. La pénurie de céréales sur les marchés internationaux risque d’entraîner de nouveaux risques au niveau de la disponibilité sur le marché domestique. Le déficit budgétaire risque d’atteindre 9,1% en 2022 contre 7,4% en 2021. Les recettes fiscales pourraient augmenter grâce à quelques mesures pour mobiliser des impôts indirects supplémentaires. Les dépenses d’investissement pourraient diminuer en termes nominaux et en proportion des recettes fiscales, si les réformes des subventions, de la fonction publique et des entreprises publiques ne sont pas mises en œuvre. Le financement du budget reste problématique vu l’importance du déficit budgétaire dans un contexte d’endettement stable à des niveaux assez élevés… Face à ce constat alarmant qui ne cesse de s’accroître depuis le début de la guerre en Ukraine, le gouvernement a annoncé un programme incluant plusieurs mesures pour soutenir l’économie et l’inclusion sociale. Une des propositions de réformes de ce programme est l’adoption d’un ajustement des prix des produits de base subventionnés, tout en compensant les ménages pour l’augmentation des prix qui suivra la levée progressive de la subvention. C’est dans ce cadre que la Banque mondiale a élaboré un bulletin de la conjoncture de l’économie tunisienne intitulé «Gérer la crise en temps d’incertitudes», dans lequel l’institution a mis l’accent mis sur les dernières évolutions économique, perspectives et risques, mais aussi sur l’urgence et la nécessité de réformer les subventions des céréales, qui dominent les subventions des produits alimentaires.
Un système mal préparé à faire face aux chocs
La Tunisie a depuis longtemps opté pour une politique de compensation consistant à maintenir les prix des céréales artificiellement bas. Mais cette structure des subventions a permis de maintenir des prix bas et stables pour les consommateurs finaux. Mais, en même temps, elle a entraîné des résultats négatifs pour le budget de l’Etat, pour l’ensemble de la filière céréalière et pour la sécurité alimentaire des Tunisiens. Les faibles prix payés aux agriculteurs les ont amenés à abandonner la production de blé. Le système de contrôle des prix a réduit les incitations à l’investissement et à la concurrence pour les transformateurs de céréales, qui affichent un dynamisme et une productivité inférieurs à ceux de tous les autres transformateurs alimentaires.
La structure des subventions a aussi encouragé la surproduction — au niveau des transformateurs — et la surconsommation — au niveau des ménages — de céréales, avec des fuites en dehors de la consommation des ménages et des gaspillages importants. D’une manière générale, le système de subventions universelles a un coût qui est devenu insoutenable pour le budget de l’Etat en termes de subventions et d’importations… et le système actuel est mal préparé à faire face aux chocs.
A cela, on ajoute que les difficultés actuelles de la Tunisie à s’approvisionner de manière suffisante en blé ont entraîné des pénuries de produits céréaliers et des incertitudes quant aux approvisionnements futurs. Donc, remplacer les prix subventionnés des céréales à la consommation par des transferts aux ménages améliorerait l’efficacité de la filière, réduirait le budget et les coûts d’importation et renforcerait la résilience du système alimentaire.
«Au moment même où son économie commençait à reprendre vigueur après la crise du Covid-19, la Tunisie a été confrontée au double défi de la montée des prix des produits de base et de la guerre en Ukraine, qui a provoqué de très fortes tensions sur les approvisionnements mondiaux en blé et en énergie. Consciente de ces difficultés sans précédent, la Banque mondiale a octroyé, dès la fin du mois de juin, un prêt de 130 millions de dollars à la Tunisie afin d’atténuer les répercussions de la guerre en Ukraine sur la sécurité alimentaire… Ce financement permettra au gouvernement de financer ses achats de céréales tout en engageant les réformes annoncées», explique Alexandre Arrobbio, responsable des opérations de la Banque mondiale pour la Tunisie, lors d’une rencontre avec les représentants des médias.
L’indispensable réforme…
Les produits céréaliers dominent les subventions des produits alimentaires car leurs prix à la consommation en Tunisie sont parmi les plus bas et leur consommation est une des plus élevées au monde. En 2020, les céréales accaparaient plus des trois quarts des subventions totales directes des produits alimentaires. Les produits céréaliers qui sont le plus subventionnés sous forme de biens de consommation finale sont le gros pain, la baguette, les pâtes alimentaires, la semoule, le couscous et la farine. Les subventions ont maintenu les prix de ces articles bien en dessous du prix du marché.
Le système de subventions universelles, tel qu’il est conçu actuellement, a considérablement contribué à gonfler la consommation de blé et dérivés, entraînant des fuites et du gaspillage économiquement coûteux. En effet, les prix faibles de détail des céréales et dérivés ont contribué à enregistrer un record mondial pour la Tunisie en termes de consommation de blé par habitant. Celle-ci dépassant le double de la moyenne mondiale. Une partie du pain produite sert même d’alimentation pour bétail car le pain est moins cher que les produits qui leur sont destinés. Cette demande extrêmement élevée de céréales reflète également les incitations des transformateurs à produire plus (pour recevoir plus de subventions) et génère un fort gaspillage des produits céréaliers.
Toujours selon le bulletin de la BM, les subventions aux céréales sont devenues de plus en plus coûteuses au fil du temps, et ce, d’autant plus que la guerre en Ukraine a mis à mal l’offre internationale de blé. Par ailleurs, sachant que les subventions empêchent la demande de s’adapter aux variations des prix internationaux, le budget des subventions pour les céréales a considérablement augmenté au cours de la dernière décennie. En effet, entre 2010 et 2020, la subvention des produits alimentaires est passée de 730 MD à 2.569 MD, avec une augmentation continue de la demande intérieure, et ce, malgré la hausse des prix internationaux. Cette augmentation s’est exacerbée avec l’explosion des prix internationaux suite à la guerre en Ukraine et si les prix moyens en 2022 restaient ceux des 5 premiers mois de l’année, la subvention de céréales en 2022 devrait augmenter de 63% pour atteindre 3.6 milliards de dinars.
«L’Office des céréales (OdC), qui a le monopole de l’importation et de la distribution du blé destiné à la consommation, s’approvisionne en blé sur les marchés internationaux (au prix international) et auprès des agriculteurs locaux à un prix fixe, qui est inférieur au prix international (ces dernières années). L’OdC répercute la subvention des agriculteurs et des collecteurs sur les transformateurs (minoteries, semouleries) et les subventionne à nouveau : en leur vendant le blé à un prix inférieur au prix d’achat de l’OdC auprès des agriculteurs ; et en transférant des liquidités aux transformateurs sur la base des quantités produites. Les transformateurs transmettent à leur tour une partie des subventions à d’autres opérateurs responsables d’une deuxième transformation, notamment les boulangeries et les producteurs de pâtes et de couscous. Ces transformateurs achètent les produits de la première transformation (par exemple, la farine, la semoule) à un prix fortement subventionné. Dans le cas des boulangeries, la subvention est tellement importante qu’elles achètent la farine aux minoteries à un prix négatif, c’est-à-dire que non seulement les minoteries paient les boulangeries pour acheter la farine mais aussi que les boulangeries sont subventionnées pour payer leurs inputs (eau, électricité mais aussi la main-d’œuvre)… Si cette structure de subventions a permis de maintenir des prix bas et stables pour les consommateurs finaux, elle a entraîné des résultats négatifs pour le budget de l’Etat, pour l’ensemble de la filière céréalière et pour la sécurité alimentaire des Tunisiens», explique le document.
Revoir la cible
Le système de subventions est, donc, devenu très coûteux non seulement en termes de budget mais aussi en termes de déficit commercial, ce qui le rend de moins en moins apte à faire face aux chocs, comme l’illustre la situation actuelle. Outre les coûts pour le budget, l’évolution récente des prix internationaux a également eu un impact important sur la valeur des importations : les importations de céréales ont continué à augmenter, les volumes de consommation étant restés élevés malgré l’augmentation des prix internationaux. Parlons chiffres, les importations de céréales par l’OdC sont passées de 1,5 milliard de DT en 2019 (1,2% du PIB) à 2,4 milliards de DT en 2021 (1,8% du PIB). Si les prix internationaux en 2022 restent au niveau de la moyenne des cinq premiers mois, on estime qu’elles passeraient à 4,5 milliards de DT en 2022. Les coûts croissants sont absorbés par l’OdC, qui, en 2020, avait déjà accumulé l’une des plus grandes dettes parmi toutes les entreprises publiques (3 milliards de DT). L’augmentation de la dette et le manque de liquidités — en particulier en devises — ont d’ailleurs causé des difficultés à l’OdC pour s’approvisionner en céréales sur les marchés internationaux. La dette croissante de l’OdC a été absorbée par les banques nationales, en particulier la Banque nationale agricole, ce qui peut nuire à la stabilité du secteur bancaire et à sa capacité à fournir du crédit à l’économie.
Et donc, remplacer les prix subventionnés des céréales à la consommation par des transferts aux ménages améliorerait l’efficacité de la filière, réduirait le budget et les coûts d’importation et renforcerait la résilience du système alimentaire. Cette mesure réduirait aussi la surconsommation et le gaspillage alimentaire et offrirait une plus grande variété de choix aux consommateurs et des possibilités de substitutions entre biens consommés… «L’augmentation correspondante des prix des céréales pourrait être entièrement compensée par des transferts monétaires aux ménages sur la base de leur consommation ou de leur revenu. La part de la compensation dans les dépenses globales serait plus élevée pour les ménages à faible revenu — les céréales, par exemple, représentent environ 6% des dépenses du décile le plus pauvre et 1% du décile le plus élevé… Le remplacement d’une partie de la consommation de produits céréaliers par la consommation d’autres biens permettrait de réduire les importations et les subventions. Cela renforcerait la résilience du système alimentaire aux chocs futurs et améliorerait ainsi la sécurité alimentaire. En même temps, le passage de l’ensemble de la filière aux prix du marché augmenterait la concurrence et les investissements des agriculteurs et des transformateurs de produits alimentaires, avec des gains de productivité et d’efficacité.
Cela permettrait également de réduire davantage les coûts fiscaux liés à l’octroi de subventions directes aux producteurs sur la base des quantités produites», souligne le document.