En ces temps de vaches maigres, la question épineuse de la réforme du système des subventions des carburants taraude tous les esprits. Entre ceux qui appellent à l’abandon du système de compensation universelle au profit d’un système de ciblage et ceux qui redoutent les conséquences sociales désastreuses de la levée des subventions des prix des carburants, le citoyen ne sait plus à quel saint se vouer. Les inquiétudes autour de cette question persistent d’autant plus que les contours de la réforme ne sont pas encore précisés.
Pour clarifier le sujet et mettre à plat la question de la subvention des carburants en Tunisie, l’Observatoire Tunisien de l’Economie (OTE), a récemment, organisé, une rencontre-débat à laquelle ont pris part Mohamed Zarrouk, ancien président de l’Organisation de Défense du Consommateur et Abderrahmane Lahga, économiste universitaire et syndicaliste.
La subvention indirecte couvre toutes les catégories sociales
Ouvrant le débat, Nada Triki, analyste des politiques économiques à l’OTE, a présenté le cadre général relatif à la subvention de l’énergie en Tunisie.
Elle a indiqué qu’en 2022, l’augmentation totale des prix des carburants a atteint 15,9 %, et ce, suite à la révision des prix qui a eu lieu à quatre reprises depuis le début de l’année. Elle a expliqué que le système de subvention des prix des carburants est l’une des principales composantes de la politique de la protection sociale qui se base sur les transferts indirects à travers la subvention non ciblée des prix. L’objectif de ce type de subvention indirecte étant de couvrir toutes les catégories sociales, y compris les personnes exclues de la sécurité sociale contributive (pour des raisons de chômage, de maladie…).
Ce type de subvention peut même bénéficier à des secteurs économiques, ajoute la modératrice. En se référant à l’argumentaire du ministère du Commerce, elle a souligné que la mise en place d’un tel système ne visait pas uniquement la protection des couches vulnérables. L’objectif derrière était encore plus global : outre l’appui à la compétitivité de certains secteurs économiques et, d’une manière générale, la production nationale, la mise en place d’un système de subvention non ciblée vise à protéger le pouvoir d’achat des citoyens à travers l’approvisionnement du marché en produits commercialisés à des prix abordables. L’analyste a expliqué, en somme, que le système de subvention non ciblée joue le rôle de filet de sécurité, notamment dans un contexte d’instabilité économique à l’échelle mondiale. “Notre économie est relativement protégée. Le prix local n’est pas aussi impacté par les cours mondiaux, en comparaison avec des économies où l’Etat n’octroie pas des subventions”, a-t-elle précisé.
La réforme est devenue une mesure indispensable au déblocage du prêt
Rappelant que le gouvernement a commencé à procéder à l’augmentation des prix des carburants en 2013 concomitamment avec la signature du premier accord avec le FMI, Triki a fait savoir que la levée des subventions aux carburants est une réforme structurelle exigée par le FMI. Depuis 2016, elle est devenue une mesure indispensable au déblocage du prêt, a-t-elle souligné. L’économiste a, par ailleurs, énuméré les arguments présentés par le fonds en faveur de cette réforme, en l’occurrence: l’important poids des subventions qui pèsent sur le budget de l’Etat, l’inefficacité de ce système et son iniquité (étant donné qu’il bénéficie essentiellement aux ménages riches qui ont les moyens de se procurer des véhicules).
De plus, les dépenses de subvention s’érigent en obstacle devant l’investissement social de l’Etat outre le fait que ce système de compensation encourage les entreprises énergivores à consommer davantage d’énergies. L’économiste a rappelé que, dans ce contexte, le FMI recommande de réviser à la baisse les dépenses de subvention ainsi que leur ratio par rapport au PIB, d’institutionnaliser cette réforme tout en dédommageant les familles nécessiteuses. Elle a ajouté que, depuis 2013, le gouvernement a commencé à augmenter les prix des carburants et, en 2016, il a institutionnalisé ces augmentations à travers l’instauration du mécanisme de régulation automatique des prix des carburants. Elle a fait savoir, qu’aujourd’hui, le gouvernement est en train de se diriger vers le système de transferts monétaires directs.
Qu’en est-il des classes moyennes ?
Evoquant l’exemple du gasoil qui accapare 60% de la consommation nationale de carburants et qui est utilisé, majoritairement, dans le secteur du transport et de l’agriculture et de la pêche, Triki a souligné que l’augmentation du prix de ce carburant aura un impact fort sur les coûts de la production industrielle, du transport et des produits de base. Pour l’analyste, cette mesure affectera le droit à la mobilité mais aussi la capacité des acteurs économiques à recruter et à produire.
A travers l’exemple des transferts monétaires directs accordés aux ménages vulnérables dans le cadre du Programme national d’aides aux familles nécessiteuses (Pnafn), la modératrice s’est interrogée sur l’efficacité de ce type de subvention, tout en précisant que le programme en question ne bénéficie qu’à 46% des familles nécessiteuses en Tunisie. Elle a affirmé que la subvention des carburants contribue plus que le Pnafn à la réduction du taux de pauvreté en Tunisie. Triki n’a pas omis de s’interroger sur l’impact de cette réforme sur les classes moyennes. Elle a conclu son intervention en évoquant l’exemple du Maroc qui, après avoir supprimé les subventions des carburants, a fait machine arrière pour revenir au système de subvention non ciblée, suite à la crise déclenchée par la guerre en Ukraine.
De son côté, Abderrahmane Lahga, a affirmé que la réforme du système de compensation est nécessaire si ce dernier dévie de son objectif principal, à savoir la préservation du bien-être des citoyens. Il a précisé que le gouvernement ne fournit pas assez d’efforts pour communiquer sur le sujet, soulignant que, pour ce genre de réformes, le timing est important. Il a ajouté que le dialogue autour de la réforme doit également porter sur la révision non seulement du système de subvention mais aussi de toutes les dépenses publiques. Il a indiqué que la solution ne peut être que multidimensionnelle et ne doit pas être cantonnée à l’augmentation des prix des carburants mais doit concerner également leur taxation.
Une solution multidimensionnelle
Expliquant que les dépenses de subvention ne sont pas des dépenses effectives, Lahga a fait savoir que les droits de consommation représentent une bonne partie du prix des carburants.
Revenant sur le coût de l’électricité, l’économiste a souligné que la cherté du prix du kilowatt heure s’explique par les coûts élevés des frais financiers de la Steg, estimant que ces coûts auraient été moindres si les prêts octroyés à la Steg étaient garantis par l’Etat. Évoquant la part des subventions consacrées au GPL, Lahga a affirmé que l’Etat peut optimiser ces dépenses via un meilleur contrôle. Pour l’économiste, il serait judicieux de vérifier si l’alourdissement du poids des subventions provient aussi de l’inefficacité de production des hydrocarbures. Il a, en ce sens, souligné qu’il est important d’investir dans la Stir pour améliorer sa capacité de production, indiquant que pour qu’une raffinerie soit efficace, sa capacité de production doit être de 4 millions de barils alors que celle de la Stir ne dépasse pas 0,8. Pour Lahga, il ne faut pas mettre tous les hydrocarbures dans le même panier et réformer le système selon les spécificités de chaque type de produits. Citant la nécessité de mettre en œuvre l’identifiant unique, le syndicaliste a ajouté que le système de ciblage exige une administration forte et un outil de ciblage efficace.
De son côté, Mohamed Zarrouk, ancien président de l’Organisation de défense du consommateur (ODC), a affirmé que la subvention des carburants bénéficie aux familles nécessiteuses mais aussi aux classes moyennes. Précisant que l’économie tunisienne est une économie de marché et que le prix de l’énergie est un facteur de coût pour tous les produits et services commercialisés sur le marché, Zarrouk a mis en garde contre une levée arbitraire et sans vision des subventions, notamment dans un contexte de forte inflation. Il a ajouté que la réforme du système des subventions doit être accompagnée d’une amélioration des services de transport public.