Par Mohamed Salah Ben AMMAR*
L’autre jour, lors d’une discussion animée entre vieux amis des bancs de la faculté, nous nous sommes encore disputés sur l’interprétation de l’étape actuelle que vit la Tunisie. Rien d’inhabituel jusque-là, mais ce qui est frappant, c’est que nous étions unanimes sur le fait que de notre vivant, nous ne verrons pas la Tunisie en meilleur état. Précisons tout de même qu’il s’agit de sexagénaires dont la plupart des enfants étudient ou vivent à l’étranger. Un détail qui a son importance dans ce qui suit. La transition peine à se réaliser en Tunisie et l’espoir de voir notre Tunisie en meilleur état s’amenuise de jour en jour ! Un euphémisme. La très perceptible lassitude des citoyens, sans exception, se transforme en colère. Elle s’exprime aussi par un rejet de toute forme d’autorité et par l’envie de quitter le navire, chacun selon ses moyens, au péril de leur vie pour les plus démunis.
Le discours politique régnant a donné un visage à ce mécontentement, il se nomme «le peuple» et un coupable désigné des échecs, les élites.
Le philosophe Raymond Aron les définit comme l’«ensemble de ceux qui, dans les diverses activités, se sont élevés en haut de la hiérarchie et occupent des positions privilégiées que consacre l’importance, soit des revenus, soit du prestige». En Tunisie, des élites nous en avons et dans tous les domaines, elles ont servi le pays, elles sont reconnues internationalement. Elles sont issues de toutes les classes sociales et de toutes les régions. Le système éducatif public d’après l’indépendance en a formé plus d’un. Mais depuis plusieurs décennies, l’Etat ne sait (ne veut) plus pour des raisons obscures faire bénéficier le pays de leur expertise. Mieux, depuis quelque temps, on ne prend plus de gants pour les jeter, les désigner comme responsables de tous les maux de notre pays.
Soyons objectifs, la supposée «élite politique» a clairement failli pendant ces dix années post-révolutionnaires. Elle a commis des erreurs et des fautes graves. Mais rejeter l’intégralité de l’échec apparent de la révolution tunisienne sur elle est non seulement un raccourci facile — une impasse en réalité — mais aussi dangereux car non dénué d’intentions idéologiques. Il s’agit de faire diversion dans un climat politique et économique de plus en plus tendu. En créant des victimes expiatoires facilement identifiables par un peuple aux prises avec des conditions de vie de plus en plus difficiles, le pouvoir en place tente de détourner de façon maladroite le regard sur sa propre incurie.
L’un des piliers des rhétoriques populistes a toujours été ce discours anti-élitaire. Le glissement sémantique est inquiétant; élire, élus…élites ! Ils seraient à l’origine des maux qui rongent notre pays.
Outre la sphère politique, qu’on l’admette ou non, chaque domaine d’activité, qu’il soit sportif, économique, scientifique, culturel, artisanal…a obligatoirement son élite. Elles sont sous les feux des projecteurs en permanence, elles attirent de la sympathie ou de l’antipathie dans leur domaine, elles sont immanquablement critiquées pour leur production, leur choix. C’est dans la nature des choses mais c’est elles qui font avancer le pays dans chaque secteur.
Dénoncer les «conspirations des puissants» a toujours existé, surtout à certaines heures sombres de l’histoire. C’est de la faute des agriculteurs, des banquiers, des producteurs de lait, des médecins, des avocats… Imperceptiblement mais consciemment, la stigmatisation verbale a glissé des politiciens vers les commerçants, les intellectuels, les industriels, les artistes, les propriétaires terriens, les journalistes, chacun son tour. D’une violence inouïe, ces attaques contre certaines catégories sociales ont atteint des niveaux de haine angoissants. Tous les malheurs du pays seraient dus à ces «traîtres» qui seraient au service d’un fantomatique ennemi, sans autres précisions.
En face et d’une façon manichéenne, le discours asséné quotidiennement a fait du «peuple» une espèce de masse indéfinie, purifiée où chacun peut se reconnaître sauf «les autres», les profiteurs, affameurs, les dénaturés à la solde de l’Occident, et j’en passe sur les qualificatifs entendus. Cette partie vertueuse et soucieuse des intérêts supérieurs du pays, ce «peuple», serait spontanément généreux, honnête et travailleur, à la différence des «autres».
Une rhétorique dangereuse où le mot citoyen n’est jamais employé. Il est remplacé par un «peuple» uniforme qui serait attaché aux valeurs fondamentales de notre culture et surtout aux choix politiques du président. Grotesque et pourtant redoutablement efficace.
Grotesque parce que certes dans notre démocratie postrévolutionnaire naissante, imparfaite, maladroite, corrompue, tous ont fait des erreurs. Ceux qui ont de bonne foi et «librement» ont voté pour le groupe d’un Hechmi Hamdi à l’ANC qui promettait la baguette à 100 millimes, et pour un Slim Riahi et son équipe dont le slogan était tout et tout de suite et puis pour Kalb Tounes de Nabil Karoui. Et on a beau vouloir l’oublier, ce n’est pas des extraterrestres qui ont fait durant 10 ans d’Ennahdha un solide groupe parlementaire.
Qui a voté pour le parti d’extrême droite Al Karama ou pour Errahma et pour l’éphémère parti d’un Brutus des temps modernes ? Qui soutient les ex du RCD qui glorifient le temps de la dictature et de la corruption ? Quelles que soient les justifications avancées, il n’en demeure pas moins que Gassas, Makhlouf et bien d’autres ont été élus.
Ce qu’on omet sciemment de dire, c’est qu’il ne pouvait pas en être autrement après 50 ans d’absence d’une vie politique pluraliste. La «décennie noire» est la fille des dictatures de Bourguiba et de Ben Ali. Ce que nous vivons est difficile, mais n’a rien d’exceptionnel.
Depuis 2011, nous avons connu cinq chefs d’Etat, neuf chefs de gouvernement et plus de 400 ministres. Pour mémoire, Bourguiba a eu 5 chefs de gouvernement en 30 ans et Ben Ali 3 en 23 ans de pouvoir. Tous les gouvernements d’après-2011, à part celui qui est actuellement en place, ont eu la confiance du parlement, c’est-à-dire de centaines d’élus de la nation. Sont-ils tous corrompus, malhonnêtes, incompétents comme on veut le faire croire? L’actuel président de la République a lui-même bénéficié de ce système.
Alors si «la démocratie est le pire des systèmes, à l’exclusion de tous les autres» comme disait Winston Churchill, elle ne se résume certainement pas à un bulletin de vote. C’est une condition nécessaire mais qui est loin d’être suffisante. Nous avons voté librement mais dans la maison démocratie, bien des piliers ont manqué depuis 2011.
Même les plus vieilles démocraties du monde sont à bout de souffle. Elles chancellent sous les coups de boutoir des discours populistes. Partout les taux de participation aux élections baissent à chaque élection, le profil des candidats aussi.
Nous ne sommes pas une exception, il faut qu’on l’admette un jour.
L’erreur serait de croire qu’en débarrassant le pays de sa classe politique, de son élite aussi imparfaite soit-elle, on peut bâtir un système plus juste. Au contraire, on ne fera que mettre en place une nouvelle classe politique, qui sera probablement aussi incompétente que la précédente, sinon plus, car la faille est systémique ! Les miracles n’existent pas dans ce domaine du moins. Il faut du temps.
Plus grave, prôner une espèce d’idéologie bêtement égalitariste est destructeur, il n’améliorera pas les conditions de vie oubliées mais a fait fuir les plus dynamiques. Rétablir l’équité, agir quotidiennement sur tous les détails, même les plus infimes, pour veiller à rétablir l’égalité des chances entre tous les citoyens doit être le souci de chaque responsable. Mais chaque secteur pour se développer a besoin d’être tiré en avant par ses élites. Ce n’est pas contraire à la justice sociale au contraire c’est son moteur. Il faut les mettre en avant et les encourager et non les maltraiter et les opposer aux autres qu’on appelle « le peuple, car elles en font partie aussi.
Aujourd’hui, à force de stigmatisation, un climat nauséabond s’est installé. La perte de confiance est réelle. Ce climat est propice aux imposteurs de tous bords. Il divise au moment où nous devons être unis pour affronter les défis. Il fait fuir les meilleurs du secteur public d’abord et puis du pays. La fuite des cerveaux, des investisseurs, des créateurs, des ouvriers, des sportifs qu’on déplore si souvent en ce moment n’est, en partie, que la conséquence de cet état d’esprit.
M.S.B.A.
*Médecin et ancien ministre de la Santé