Nos jeunes se détournent des élections. Ils se sentent toujours exclus et marginalisés. Pourtant, ils étaient en première ligne pour provoquer le changement en 2011. Face à des responsables politiques qui refusent de passer le relais, ils n’ont plus rien à espérer et préfèrent bouder les élections. Le faible taux de leur participation aux élections législatives, présidentielles et municipales depuis 2011 n’est qu’un message qui n’a jamais été saisi par les gouvernements qui se sont succédé au pouvoir et par des leaders politiques (des sexagénaires et des septuagénaires !) s’agrippant piteusement à la tête de leurs partis.
Le boycott du scrutin législatif au premier tour organisé en décembre 2022 n’étant plus à démontrer pour une jeunesse en perte de repères et ballottée par une crise générale sans précédent qui a secoué le pays depuis la chute de l’ancien régime. Si ce dernier usait de tous les moyens pour gonfler le taux de participation, il n’en est pas de même pour les gouvernements qui se sont succédé depuis 2011. En dépit de l’embellie à la platitude observée lors des élections constituantes avec un taux général de 51,97%, et à l’occasion des législatives de 2014 (estimé à 47,7%), la participation des jeunes électeurs a toujours été faible. Le taux de participation de 41,70 enregistré au moment des législatives de 2019 a confirmé le désenchantement de l’électeur tunisien et notamment les jeunes malgré l’argent spolié par les partis politiques et les grands moyens utilisés en totale infraction avec la loi électorale pour glaner des sièges à l’Assemblée des représentants du peuple dissoute suite à la publication d’un décret présidentiel en mars 2022.
L’Isie refuse-t-elle de voir la réalité en face?
Pour les élections législatives 2022, la donne n’a pas connu de changement avec un taux de participation lors du premier tour de 5,8% pour la tranche des 18 à 25 ans et de 26,7% pour la tranche des 26-45 ans. Le taux général de participation serait de 11,22% d’après l’Instance supérieure indépendante des élections (Isie). Bottant vraisemblablement en touche sur ce faible taux, son président Farouk Bouaskar a imputé ce faible taux au nouveau mode de scrutin la méconnaissance des candidats. Ce qui n’est pas faux. «Des élections propres et une campagne électorale propre dépourvue de financement politique ne pouvaient donc aboutir à une grande participation», selon ses dires.
Bien décidé à s’attaquer à l’abstention des jeunes, le président de cette instance électorale est allé jusqu’à se réunir avec le directeur général de la Jeunesse au ministère de la Jeunesse et du Sport et le président de l’Association de la redevabilité sociale, en vue de plancher sur cette question et passer à l’action en sensibilisant davantage les jeunes à prendre part au second tour.
Un pari difficile qui s’apparente beaucoup plus à une gageure quand on sait que les groupes ciblés souffrent de marginalisation et sont en perte de repères identitaires. La majorité des jeunes est dans la tourmente et ne pense qu’à fuir le pays. Une triste réalité que l’Isie doit regarder en face et en tenir compte. Le nombre croissant des migrants non réguliers en quête d’une vie décente en Europe, la fuite des cerveaux, la crise économique marquée par un taux de chômage de 37,8% des personnes actives âgées de 15 à 24 ans au troisième trimestre de 2022, c’est-à-dire juste avant les récentes législatives, sont parmi les causes qui poussent les jeunes à tourner le dos aux élections.
Selon la TAP, les parties réunies au local de l’Isie «ont convenu de mettre en œuvre un programme d’action tripartite tendant à mettre à contribution les capacités humaines et techniques disponibles dans les maisons de jeunes». Ils se sont aussi mis d’accord sur «la mise en œuvre d’un programme de campagnes de sensibilisation destiné aux jeunes», et sur «l’organisation de programmes-débats via les radios et les télévisions web disponibles pour présenter les candidats aux différentes circonscriptions et leurs programmes électoraux».
On se demande à notre tour qui fréquente encore les maisons de jeunes en Tunisie et à quoi servirait une campagne de sensibilisation ou une stratégie de communication visant à inciter les jeunes à voter massivement au second tour alors que ces mêmes jeunes ont déjà perdu tout espoir dans l’avenir? Comment encourager les jeunes à aller voter dans un pays dont le taux d’analphabétisme est de 17,7% et où le système éducatif est défaillant ? Indubitablement, il faut avoir une baguette magique pour changer la donne et convaincre, en un laps de temps, la frange des jeunes à aller voter au second tour des législatives.
Certes, il est bien utile de colmater les brèches et décider de la publication des portraits des candidats qui ont pu dépasser le cap du premier tout ou de faire connaître leurs biographies lors de la prochaine campagne électorale qui démarrera après le 19 janvier, mais ce ne sont là que des demi-mesures car il s’agirait plutôt d’une crise de confiance plus profonde qui s’est installée chez les jeunes après la révolution. Ces mêmes jeunes qui ont vu leurs espoirs s’effondrer comme un château de sable et leurs rêves se briser à longueur d’années.
L’opposition ne doit pas jubiler
Le boycott des élections législative, présidentielle et municipale n’est pas un fait nouveau, mais on a cru, après la révolution que les jeunes allaient accéder aux postes de commandement au niveau des partis politiques et insuffler un vent nouveau. Toutefois, rien n’a été fait et les mêmes figures politiques ont refusé de passer le relais aux jeunes avec un Rached Ghannouchi s’accrochant sempiternellement à la présidence du parti Ennahdha, Hamma Hammami qui prône un discours désuet, Ahmed Nejib Chebbi qui n’hésite pas aujourd’hui à déclarer que «le Tunisien était mieux sous Ben Ali» et stigmatiser en même temps le coup de force de Kaïs Saïed.
Le renoncement à la participation politique est confirmé dans plusieurs rapports et études élaborés par des ONG et instances onusiennes dont celui du Programme des Nations unies pour le développement (Pnud) pour l’année 2019 publié sous l’intitulé «Les jeunes et la participation électorale en Tunisie : la dualité de l’engagement et de l’abstention dans la participation des jeunes tunisiens aux élections».
Même si elles étaient qualifiées de démocratiques et se sont déroulées dans un contexte marqué par la liberté d’expression, les élections législatives, présidentielles et municipales organisées après 2011 avaient des points similaires et les mêmes carences que celles organisées avant la révolution dont le monopole politique, l’exclusion et l’échec à réaliser l’adéquation entre la pratique électorale et la participation effective des jeunes à la vie publique, entre liberté et vie décente tournée vers le développement, l’emploi et lutte contre la pauvreté. Le processus démocratique n’a pas pu passer de la parole à l’action, ce qui a conduit à la déception des jeunes, révèle le rapport.
Une autre étude menée par le Réseau observateurs en coopération avec la fondation politique allemande Heinrich Böll Stiftung en 2018 a montré que 47% des jeunes tunisiens étaient totalement désintéressés de la vie politique et des affaires locales à la suite des élections municipales de mai 2018.
« Au deuxième tour de l’élection présidentielle, seulement 6,11% de la tranche d’âge 18-25 ans y ont participé». Cette réticence semble justifiée avant la révolution de 2011, mais la période post-révolutionnaire n’a rien apporté de nouveau. Le taux de participation des jeunes aux élections de l’Assemblée constituante n’a pas dépassé le seuil de 10%, d’après le même rapport. L’opposition qui a boycotté les récentes législatives ne doit pas jubiler, car la gronde des jeunes s’inscrit dans la suite logique des réactions de cette frange de population qui fut en première ligne de la révolution. Il en est de même pour les sympathisants de l’après 25 juillet qui doivent revoir leur copie.