Ahmed Lamine appartient fièrement à l’Etoile du Sahel, passée à la postérité, pour avoir réussi le doublé sans avoir subi la moindre défaite tout au long de la saison 1962-63, terminant meilleure attaque et meilleure défense de la division nationale. Aucun club tunisien ne réussira une telle performance, ce qui donne toute la dimension de l’exploit. Né le 10 mars 1938, Lamine signe en 1952 sa première licence pour les cadets étoilés. ST-ESS de 1957, au stade Young Perez à Tunis, lui offre l’opportunité d’effectuer sa première apparition avec les seniors. Clap de fin sur une superbe carrière en 1967 lors d’une affiche ESS-COT. Avec l’Etoile, Ahmed Lamine a remporté deux championnats de Tunisie 1957 et 1963 et deux coupes 1959 et 1963. Il a par ailleurs porté à 17 reprises le maillot de l’équipe nationale entre 1963 et 1965, avec, à la clé, deux participations à la coupe d’Afrique des nations. Volet boulot, dès 1994, il a pris sa retraite du service des contentieux de la Sonede
Ahmed Lamine, d’où l’ESS a-t-elle pu tirer tant de classe et de force pour réussir l’exploit de la saison 1962-63 ?
Tout simplement de la qualité et du talent des joueurs qui honoraient ses couleurs. Nous étions déjà sept ou huit à être régulièrement convoqués en sélection. Et puis, il y avait ce sentiment de revanche sur le destin. L’Etoile sortait d’une année de dissolution décrétée suite aux incidents qui ont émaillé le quart de finale de la coupe de Tunisie 1961-62 face à l’Espérance Sportive de Tunis (victoire de celle-ci à Sousse 2-0). L’arbitre Mustapha Belakhouas fit ce jour-là des siennes.
Frustré, le public a violemment réagi: jet de pierres, envahissement de terrain, un bus touristique attaqué. Le président Bourguiba, qui rentrait d’un sommet africain à Addis-Abeba, convoqua à Monastir le comité directeur étoilé présidé par Ali Driss. Il décida le 20 mars 1961 de dissoudre l’ESS et de suspendre ses dirigeants et ses joueurs. Cela nous a sur le coup profondément marqués.
Combien de temps a duré cette suspension ?
Pas longtemps, en vérité. Le 3 août suivant, à l’occasion de l’anniversaire du président, les joueurs bénéficiaient d’une mesure de grâce, mais l’Etoile, non.
Notre président Hamed Karoui s’est réuni avec Ahmed Noureddine, secrétaire d’Etat, et avec le gouverneur Amor Chachia. Il a été décidé qu’aucun joueur ne devait signer ailleurs qu’à Sousse. C’est la raison pour laquelle il y eut une migration collective vers le Stade Soussien.
Moi, j’ai signé pour El Makarem de Mahdia, et c’est le ministre Mohamed Masmoudi, originaire de la capitale des Fatimides, qui me convainquit de le faire. De suite, j’ai été promu à la Sonede et on mit à ma disposition un moyen de transport. Après trois matches joués avec ce club, Masmoudi tomba en disgrâce politique. J’ai alors quitté Mahdia, signant en décembre ma démission.
Entre-temps, êtes-vous resté inactif ?
Oh non ! Au départ, il était question que je signe au Club Africain. Seulement, Kanoun et moi avions décidé de rejoindre l’Union Sportive Tunisienne, un juif de Sousse, vendeur de casse-croûte du nom de Messaoud, nous attendait pour aller rejoindre ce club. Mais Kanoun ne pouvait abandonner sa sœur qui vivait toute seule à Sousse.
Et c’est pourquoi nous avons au tout dernier moment renoncé à notre projet.
Notre futur président à l’ESS, feu Hamed Karoui, me demanda de signer une licence «B» pour le Stade Soussien, devenu une sorte d’équipe nationale depuis l’arrivée de l’effectif de l’ESS. Imaginez que notre gardien Kanoun était devenu remplaçant de Ayachi ! Fort heureusement, l’été 1963, l’Etoile reprit ses activités. Elle allait écraser la concurrence. Mais au fond, notre revanche était uniquement d’ordre sportif.
C’est-à-dire ?
L’amitié était très forte. En rentrant tard le soir d’un déplacement avec l’équipe nationale, à défaut de moyen de transport pour rentrer à Sousse, nous allions au Paparone, à Tunis, passer la nuit. Il était tenu par Hassouna, le frère de l’Espérantiste Noureddine Aloui. Nous étions sept ou huit internationaux de l’ESS.
Le matin, il nous emmenait place El Kherba pour prendre une voiture de louage.
Nous avons été éduqués aux valeurs de l’amour du club mais aussi du respect de l’adversaire. Jusqu’à aujourd’hui, je revois régulièrement beaucoup d’anciens joueurs appartenant à d’autres clubs. Sous la férule de Mokhtar Dhouib et Zied Tlemçani qui chapeautent cette association des Anciens footballeurs, nous rendons visite aux vieux footballeurs en difficulté. Les Hamadi Touati, Abdelmajid Ben Mrad, Hassen Refai m’aident à régler des affaires chaque fois que je me déplace à Tunis. Quand ils viennent à Sousse, c’est pareil.
De qui se composait cette formidable équipe de l’ESS, version 1962-1963 ?
Notre entraîneur Drenovak pouvait compter sur le gardien Kanoun, les défenseurs Habacha, Gnaba, Rouatbi, Hedi Sahli et moi-même, et sur les milieux et attaquants Chetali, Mahfoudh, Ben Amor, Mohsen Jelassi, Mongi Menzli, Abdelaziz Moussa, Ali Chaouach.
Débarqueront par la suite Rachid Gribaâ et Habib Akid.
Mais au fait, dites-nous, comment êtes-vous venu au football ?
Par le moyen le plus sûr, le quartier qui développe les facultés techniques.
Nous étions une bande de garçons qui jouions, nonchalants et trépidants au quartier La Corniche jusqu’au jour où un supporter vint convaincre mon père, Abdallah, fonctionnaire à la municipalité de Sousse, que le mieux serait de m’inscrire à l’Etoile Sportive du Sahel, un lieu sûr pour échapper à la délinquance et aux mauvaises fréquentations.
J’ai signé ma licence en 1952 pour l’équipe cadets. Notre entraîneur Hassouna Denguezli m’aligna arrière gauche. J’allais faire toute ma carrière au poste de latéral gauche ou de défenseur central.
Tout jeune, quelle était votre idole ?
Sadok Bedday, un défenseur très élégant qui jouait à la Patriote de Sousse.
Votre meilleur match ?
Lors de la première édition de la finale de la coupe de Tunisie 1963 remportée en deux éditions contre le Club Africain. Nous avons ce jour-là fait match nul (0-0).
Je n’arrêtais pas de monter en attaque sur mon côté gauche, de récupérer puis contre-attaquer. J’ai brillé ce jour-là à tel point que le dimanche d’après, lors de la présentation des joueurs au président Bourguiba qui arriva directement de l’aéroport au stade, nous faisant attendre trois bons quarts d’heure, il me reconnut.
Il se retourna vers Mohamed Mzali, ministre des Sports, lui demandant : «Celui-là, il appartient, bien sûr, à l’équipe nationale, non ?».
Selon vous, quel est le meilleur footballeur tunisien de tous les temps ?
Noureddine Diwa contre lequel j’ai joué plusieurs fois. C’est quelqu’un que j’adore, j’ai sa photo accrochée au mur chez moi.
Il a inscrit à Mahmoud Kanoun le but de la victoire du Stade Tunisien contre le Stade Soussien en finale 1962 (1-1, puis 1-0). Il y a aussi Tahar Chaïbi.
Et le meilleur entraîneur ?
Drenovak et André Gérard.
Quelles sont les qualités d’un latéral gauche, le poste que vous occupiez le plus souvent, y compris en sélection ?
Il doit être rapide, clairvoyant, sûr et vigilant au marquage et disposer d’une belle détente.
La principale qualité qu’on vous reconnaissait ?
J’ai apporté une touche moderne à mon poste, celle d’un latéral qui n’hésite pas à attaquer, à centrer et à servir son avant-centre. Tout en gardant l’élégance.
Quels furent les ailiers droits qui vous ont donné le plus du fil à retordre ?
Tahar Chaibi, Salah Néji, le genre de Témime mais en plus fort encore, Hedi Braiek surnommé «Ajla» parce qu’il courait tout le temps.
Quel est votre meilleur souvenir ?
La fabuleuse saison du doublé terminée invaincus, et ma première convocation en équipe nationale, en 1963 contre le Dahomey (1-1). J’ai alors joué arrière central.
Et le plus mauvais ?
La finale de coupe d’Afrique des nations perdue à Tunis (3-2 pour le Ghana après prolongations) le 21 novembre 1965, mon dernier match international. Attouga a commis quelques bourdes qui ne lui ressemblent pas, mais qui nous coûtèrent cher. Il a expliqué qu’il a été gêné par l’éclairage artificiel. Quelque part, c’était écrit : la finale devait se jouer en diurne. Malheureusement, le match de classement prévu en lever de rideau allait commencer avec deux heures de retard, les Sénégalais refusant de le disputer. Finalement, la deuxième mi-temps de la finale se joua en nocturne. En ce temps-là, l’éclairage au Zouiten n’était pas très fameux.
Vous avez arrêté de jouer à seulement 29 ans. N’était-ce pas prématuré ?
Oui, j’étais d’une certaine manière dégoûté. Peut-être parce que je n’ai pas pu évoluer dans un club européen comme j’en rêvais. Ma dernière finale, en 1967 contre le CA, j’avais la main plâtrée. Je n’ai pas été aligné (défaite de l’ESS 2-0, doublé de Salah Chaoua).
Est-ce que ce sont les offres pour s’expatrier qui manquèrent ?
Non. D’ailleurs, à son départ, notre sélectionneur André Gérard me suggéra de rejoindre le Paris Saint-Germain (ex-Stade Saint-Germain) qui m’envoya après la coupe d’Afrique 1965 à Tunis un billet d’avion et un montant de 500 dinars. Je suis resté tout l’été à Paris à la charge de ce club qui était encore amateur. Malheureusement, je n’ai pas pu signer tout bonnement parce que notre ministère des Sports décréta qu’aucun joueur de l’équipe nationale ne pouvait signer à l’étranger avant les Jeux méditerranéens prévus à Tunis en 1967. Bien avant, j’ai dû longtemps éviter de partir à l’étranger à cause du service militaire que je n’allais finalement effectuer qu’en rejoignant la sélection militaire. C’est ainsi que toute l’équipe partit l’été 1963 en Italie comme récompense pour le doublé glané, sauf moi en raison de ce problème de service militaire.
Que représente pour vous la famille ?
La source à laquelle je m’abreuve et me rafraîchis. Pourtant, l’autre pilier de cette cellule, ma femme Fatma, est décédé en 2017 à l’âge de 64 ans après une longue maladie. Son courage a été exemplaire face au mal qui la rongeait. Qu’elle repose en paix ! J’ai deux garçons et deux filles: Khalil, Majed, Nadia et Kawthar.
Comment passez-vous votre temps libre ?
Avant la révolution, je suivais assidûment les matches de l’Etoile, y compris à l’extérieur. A présent, je revois les amis le matin au café : Habacha, Adhouma, Habib Bicha, Chetali…Je regarde le sport à la télé. J’aime écouter Oum Kalthoum, Abdelwahab…
Que représente pour vous l’amitié ?
Un lien encore plus fort encore que celui qui peut unir des frères. Certes, il est de nos jours rare de trouver un ami qui sait garder un secret ou sur lequel vous pouvez vous appuyer dans les moments de grande douleur. Dans mon cas, ils sont tout juste un petit carré : Mounir Ghannouchi, Houcine Aboudi, Abdessalam Adhouma, Hedi Slama dit «Chalako» (ex-SS), Hamadi Touati (ex-EST)…
Pour terminer, quelle différence trouvez-vous entre le foot d’hier et d’aujourd’hui ?
Cela n’a rien à voir. Si on nous avait fait bénéficier des privilèges et facilités d’aujourd’hui, nous aurions incontestablement fait des miracles.
Superbement inspirés, il nous manqua l’infrastructure, la préparation, le suivi médical et les salaires d’aujourd’hui.
Mais c’est comme cela. Chaque époque a ses avantages et ses handicaps.