Entre les empêchements, les appréhensions et les blocages subis par les juges des chambres criminelles spécialisées tunisiennes et la faiblesse des avocats de la défense, la justice transitionnelle fait du surplace depuis plusieurs mois. La plaidoirie annoncée pour le 27 janvier au Kef dans le procès de Nabil Barakati a été encore une fois renvoyée aux calendes grecques.
Inaugurées en mai 2018, aucun des 205 dossiers instruits par l’Instance vérité et dignité, transférés devant les 13 chambres pénales spécialisées dans la justice transitionnelle couvrant toute la République et impliquant 1746 auteurs de violation n’a obtenu jusqu’ici de verdict. Le processus juridictionnel s’émousse à force d’attente. Les obstacles, qui jalonnent ce parcours du combattant frustrent, voire désespèrent la majorité des victimes. Le fonctionnement actuel des chambres hérite de lenteurs relevées il y a déjà trois années par plusieurs organisations nationales et internationales dont l’Association des Magistrats Tunisiens, l’Organisation Mondiale Contre la Torture et la Commission Internationale des Juristes.
Lenteurs et difficultés des chambres spécialisées
Dans un rapport publié en décembre 2020, ces organisations avaient dénoncé la surcharge de travail des magistrats de ces chambres, qui doivent, démunis de toute logistique, traiter également des dossiers de la justice ordinaire.
Elles avaient constaté que la modalité de nominations des juges par une rotation annuelle a également perturbé le travail de ces instances, transféré des magistrats expérimentés vers d’autres juridictionset donné lieu à de longs délais s’écoulant entre les audiences, jusqu’à six mois parfois !
« Les chambres criminelles spécialisées éprouvent également des difficultés à enquêter sur des affaires de corruption et de détournement de fonds publics en raison du temps que ces affaires exigent et d’une expertise insuffisante dans le domaine du droit pénal des affaires », constataient de leur côté, en février 2021, cinq rapporteurs des Nations unies travaillant sous la houlette du Conseil des droits de l’Homme dans un courrier envoyé à la présidence du gouvernement.
En fait les magistrats des chambres pénales spécialisées ont affronté plusieurs sourcesd’adversités : les syndicats de police, qui ont demandé aux représentants de leurs corporations accusées dans des affaires de torture de ne pas répondre aux convocations de l’IVD,le ministère de la Justice, qui n’a jamais réservé un traitement, des primes et des avantages à la mesure de leurs charges aux juges des CS, le Conseil supérieur de la magistrature, qui a continué à trimballer les magistrats d’un tribunal à l’autre à chaque début d’année judiciaire.
Des juges, qui ont peur
Pour Sihem Bensedrine, ancienne présidente de l’Instance vérité et dignité, c’est la manière de procéder des chambres spécialisées, qui semble à revoir : « Ouvrir tous les dossiers en même temps ne mène nulle part. Il fallait suivre le modèle de la Cour pénale internationale de la Haye : définir un agenda pour écouter les victimes, un autre pour interroger les présumés coupables, puis réserver un temps afin de délibérer et prononcer les jugements. Le report incessant équivaut à un manque de visibilité par rapport aux échéances prochaines et à un déni de justicevis-à-vis des victimes ».« Ces renvois incessants cachent également une peur. Les juges travaillent aujourd’hui dans un contexte politique extrêmement hostile, notamment depuis que le président, Kaies Saied mène une guerre sans merci contre la justice. Le 1er juin, il a émis un décret pour révoquer, 57 juges en les accusant d’une manière sommaire de corruption et d’obstruction aux enquêtes. D’autre part, comment délibérer alors que le président ne cesse de donner des signes de son opposition à la justice transitionnelle notamment en adoptant le 20 mars dernier une loi sur la conciliation pénale, qui équivaut, selon plusieurs experts de la justice transitionnelle, à une amnistie avec les hommes d’affaires accusés d’infractions économiques et financières ? Un décret, qui va d’ailleurs retirer, selon les dispositions de la nouvelle loi, les crimes de corruption des chambres spécialisées et de toutes les autres juridictions ».
Dans l’attente d’une première plaidoirie
Or, même lorsque des magistrats, deux ou trois, se déclarent prêts à écouter les plaidoiries des avocats, ils ne trouvent pasde répondants. C’est le cas de la présidente de la chambre spécialisée du Kef, qui a annoncé en avril dernier aux héritiers de Nabil Barakati, militant d’extrême gauche, victime d’un homicide volontaire en 1987, qu’elle réservait la prochaine audience aux plaidoiries. Mais les avocats de la partie civile ne semblaient pas prêts, y compris pour présenter leurs conclusions finales.
Plus que de l’appréhension, c’est la faiblesse, qui marque la prestation des hommes et des femmes en robe noire défendant les victimes des violations graves des droits de l’homme, la plupart des volontaires, qui ont vu eux aussi leur passion pour le processus s’estomper au fil des ans.
« Certains n’ont même pas consulté les dossiers d’accusation préparés par l’IVD », insiste Hamza Ben Nasr. Les prévenus, eux, par contre font appel aux plus chevronnés parmi les professionnels du barreau. Des avocats rémunérés, qui vont aujourd’hui jusqu’à réclamer des réparations au bénéfice de leurs clients pour tous les « désagréments » subis au cours de ce parcours judiciaire. Elmy Khadri, président de l’Association Al-Karama pour les droits et libertés, lui-même ancienne victime, ne ratant aucune audience de la chambre de Tunis, s’improvisant journaliste pour rendre compte des diverses affaires et ratissant le pays pour suivre et observer l’évolution des dossiers. Il constate : « Il n’y a aucune coordination entre les avocats de la défense. Ceux des bourreaux, par contre, semblent travailler ensemble et présenter des arguments puisés dans le même registre. Ils contestent tous par exemple l’effectivité des chambres spécialisées depuis que la nouvelle Constitution a effacé toute mention de la justice transitionnelle dans ses articles. Or, ils savent que la Loi organisant la justice transitionnelle reste en vigueur ».
La chambre spécialisée du Kef, dernière bouée de secours
Sihem Ben Sedrine est convaincue que la plupart des avocats de la partie civile ignorent les spécificités de la justice transitionnelles, confondant ses fondements avec ceux de la justice ordinaire.
« La réparation n’est pas de la compétence des chambres spécialisées. C’est le Fonds de la dignité qui est chargé de compenser les victimes sur la base des décisions de réparation édictées par l’IVD. Une telle requête des avocats ne joue qu’un rôle supplémentaire de ralentisseur », s’insurge l’ancienne présidente de la commission vérité.
Depuis que la présidente de la chambre spécialisée du Kef a fixé la prochaine audience du procès de Nabil pour le 27 janvier (la 16ème !), elle qui a annoncé depuis plusieurs mois avoir complété ses auditions et confrontations et s’est dite prête à prononcer son verdict, Ridha Barakati, frère de Nabil et fervent défenseur de sa mémoire court ici et là pour mobiliser ses avocats. Mais le 27 janvier, les avocats de la défense demandent encore une fois à la présidente de reporter l’audience des plaidoiries.
Avocat, conseiller juridique à ASF et ancien sous-directeur chargé des investigations à l’IVD, Ilyes Ben Sedrine ne comprend pas qu’avec des dossiers d’accusation aussi complets que ceux de Rachid Chammakhi, Fayçal Baraket, Nabil Barakati, Kamel Matmati et Rached Jaidane, jusqu’ici aucun des avocats de la partie civile n’a eu le courage d’aller jusqu’au bout de sa mission.
« Un professionnel du barreau qui plaiderait pour la première fois dans ces procès verra son nom écrit en lettres d’or dans l’histoire de notre métier ! », réagit-t-il.
Une première plaidoirie puis un verdict pourrait peut-être également raviver la flamme de la justice transitionnelle et inciter d’autres magistrats à prononcer des jugements tant attendus.
Mohamed Mamoghli
31 janvier 2023 à 15:55
Le président, Kaies Saied mène une guerre sans merci contre la justice. ???
ou contre les crimes de corruption, etc dans la justice.
(mardi 31 janvier 2023 La Presse.tn)
C’est ça le média en Tunisie ?, c’est un des résultats de la liberté de Presse, n’a plus besoin du devoir d’être précise, faire attention à ce qu’on écrit ?? ce n’est pas acceptable à mon avis.
Cette catégorie de journalistes doit aller vendre des légumes pour ne pas salir le niveau de la presse tunisienne internationalement vu, assez honorable.