Rappeur, poète, écrivain, cinéaste, messager d’amour et de paix, Abdel Malik se veut, de surcroît, une passerelle qui relie des mondes parfois contigus mais ghettoïsés dans leurs peurs. En cela, il ressemble un peu à la Méditerranée et à ce festival dont il est l’invité d’honneur pour présenter son film “Qu’Allah bénisse la France” (France 2014). Rencontré à cette occasion, il nous dit son amour du verbe, sa fraternité pour Albert Camus, Jalel Eddine Rûmi, Virgile ou Baudelaire, sa propre conjugaison du verbe aimer… De Strasbourg à Gibraltar, de Paris à Tunis, un seul chemin, celui de la tolérance, un regard tendre, celui de l’œil du cœur qu’il pose sur la vie et les hommes. De son Islam, de sa République de valeurs universelles et de son attachement récent mais fort au festival «Manarat», il nous parle, presque en slamant, une poésie profonde et accessible, comme l’eau de roche. Moment de rare poésie. Entretien..
C’est votre première visite en Tunisie en tant que réalisateur, invité par «Manarat » , qui est également un tout jeune festival. Comment trouvez-vous ce festival qui vient de naître?
Il y a toujours une émotion dans ces premières fois et particulièrement pour cette deuxième édition de «Manarat». C’est comme assister à une naissance. C’est un festival important de mon point de vue car il présente nos histoires. Raconter sa propre histoire, c’est se réapproprier son destin. Ce festival est tunisien mais aussi africain, il raconte aussi sa propre vérité, différente de celles décrites par d’autres regards extérieurs. La Tunisie y raconte sa Méditerranée et son Afrique. Se raconter soi-même, dire sa propre vérité et prendre son destin en main, enfin, dans un monde où l’image est le lieu de l’influence et du récit. Elle et un langage qui peut connecter et déconnecter les êtres. Pour moi que ce festival se tienne en Afrique et en Tunisie est non seulement important mais vital. Je trouve que Dorra Bouchoucha a su mettre un tant soit peu de son âme et cette passion à rassembler les gens autour du cinéma, et c’est merveilleux pour moi d’être là dans un échange, sur les questions cruciales telles que l’Afrique comme identité, l’altérité, les migrations… Mais c’est aussi se rassembler autour du cinéma et de permettre le dialogue je trouve que c’est une des plus belles incarnations de la démocratie. Tant qu’il y a un dialogue, le danger est évitable ainsi que le cloisonnement et le repli qui créent les idées dangereuses.
C’est un festival méditerranéen et bien que vous ne soyez pas né, par hasard, dans ces lieux, la Méditerranée est très présente dans votre œuvre, de Gibraltar, à Marseille et Tunis..
La Méditerranée est plus qu’une mer, c’est une vision du monde que j’aime à avoir pour ma propre personne. J’ai ce rêve de me voir et d’être un homme-pont, une passerelle. La mer Méditerranée est une passerelle qui fait le lien entre nord et sud et connecte des cultures, des peuples, des langues et des religions différentes, c’est un pont naturel et un espace de dialogue positif. Et à cette époque particulière, cette mer est au cœur des enjeux qui changent la face du monde : l’identité, les problématiques migratoires, les enjeux politiques économiques, écologiques mais également des questionnements plus philosophiques, et individuels : être au monde, être avec l’autre. Elle est au cœur de l’humanité, et c’est toujours une mer “capitale”. Manarat est en cela un festival nécessaire, et c’est merveilleux d’être dans cette fête qui nous réunit autour de ces questions.
Vous avez beaucoup traité dans vos poèmes des questions migratoires, notamment dans «Gibraltar» où vous faites le chemin inverse “Europe-Afrique” et vous questionnez souvent ce désir de partir et parfois de mourir en pleine mer. La Méditerranée ne sépare-t-elle pas autant qu’elle unit les êtres des deux rives ?
Oui certainement. Mais, là aussi, les enjeux sont fondamentaux. Il y a l’identité d’une part, et la spiritualité de l’autre. Il y a un islam qu’on voudrait tenir à distance, dans son sud, parce qu’il est instrumentalisé, déformé et détourné de son essence. Elle unit et sépare mais surtout montre la voie des ponts qui sont l’ouverture par la connaissance et par les arts. Ce sont des questions certes mondiales mais qui sont symboliquement cristallisées et intensément vécues dans l’espace méditerranéen.
Vous êtes ici pour présenter votre film “Qu’Allah bénisse la France” sorti en 2014. Une autobiographie, d’abord en roman puis filmée. Parlez-nous de ce film.
L’idée est de se raconter, de dire sa vérité, et non pas de se contenter de récits extérieurs et d’autres périphériques. Les médias ont longtemps véhiculé des récits pleins de clichés et de stéréotypes sur les cités de banlieue et ce film vient raconter la vie réelle. C’est également une ode aux valeurs républicaines de la France, celles de l’universalité de l’Homme et que le salut de l’humanité est dans l’éducation, le savoir et la connaissance. C’est un hommage à la France mais c’est mon histoire et celle de milliers d’enfants de cités. Le monde vit une période dangereuse, d’un côté, le chaos qui nous guette et de l’autre la culture qui peut sauver, comme elle l’a fait avec moi. En écrivant d’abord ce livre “Qu’Allah bénisse la France” puis en en faisant un film, je voulais parler de l’intérieur, du rap, des cités HLM, de l’Islam avec les outils de la fiction mais en plaçant la réalité, ma réalité au centre.
Mon questionnement était celui-ci : Comment allons-nous faire avec nos différences pour nous unir, pour faire un peuple, et avancer ensemble, positivement. En démystifiant les clichés, en parlant de ces thèmes de l’intérieur et en rendant à chacun son individualité d’homme et de femme, d’êtres humains réels, les différences et les frontières s’abolissent.
Vous croyez encore en un universalisme français, malgré toutes les tendances de repli communautaire et l’hyper nationalisme..?
Ces valeurs, pour qu’elles existent, doivent être incarnées par les êtres, les actes réels sinon elles restent à l’état de paroles vides. Albert Camus nous le dit en substance «Même si le monde est absurde on doit exercer au mieux notre métier d’être humain». A travers ma propre histoire j’ai essayé de dire qu’il est possible de constater l’obscurité, mais ce qui est meilleur, c’est d’y allumer une bougie, et la lumière appelle la lumière car des Abd Al Malik, ou des Régis il y en a plusieurs.
Vous avez une foi inébranlable en l’éducation et l’école de la République laïque mais également une foi en un islam de lumière. Est-ce que ce message est recevable de la même façon en France, qu’en Tunisie ou en Algérie ?
La foi reste pour moi une question intime et personnelle. Mais comme personnage public et devant toute la haine, la bêtise des hommes et les crimes perpétrés au nom de cette religion, il m’est impossible de me taire, et de contempler, d’une part, le discours stigmatisant des médias et, d’autre part, le récit noir et haineux des extrémistes et intégristes. Je ne prêche rien, je raconte un islam personnel, celui de l’amour, de la tolérance de la connaissance et du respect de l’autre dans sa différence. J’ai vécu avec les Tunisiens ce dernier attentat terroriste du jeudi 27 juin, et c’est ce qui m’a convaincu de la nécessité d’être là debout avec vous contre la bêtise et l’ignorance. Et je dois dire qu’en cela le peuple tunisien est un modèle, étonnant de désir de vivre, de dynamisme et de jeunesse. Mais celles qui me surprennent le plus ce sont les femmes tunisiennes, belles, fortes, porteuses de projets et d’espoir. Par ailleurs, il faut considérer la complexité en tout être et toutes circonstances. Un musulman, un Noir, un prêtre ou un Rabbin sont des êtres et non pas des catégories, et le discours ne doit pas simplifier au risque de stigmatiser. Nous autres artistes, miroirs d’humanité on est là pour dire cette parole.
«Qu’Allah bénisse la France» message positif, ne l’est-il pas un peu trop ?
Oui, et c’est merveilleux non? Mais la réalité est autre, il y a pas mal d’échecs, d’égarements dans ces cités HLM?
Autant qu’ailleurs oui, mais il y a aussi des îlots de lumière comme il y en aurait partout. Je n’ai rien inventé, je raconte ma vérité.
Vous faites la “Haine” (le film Mathieu Kassovitz 1995) à l’envers?
Moi j’appelle à l‘amour, en général, plutôt, en tout ce que je dis et fais! Plus sérieusement, il y a une pensée soufie qui dit que le début détermine la fin. Si on commence par l’amour on y aboutit et si on commence dans la haine, on y arrive fatalement. J’ai eu la chance d’avoir l’amour pour origine de toute expérience: l’amour d’une mère qui s’est battue pour un avenir meilleur, amour d’une prof qui te dit tu es beau et doué, amour de la littérature, des êtres et des compagnons. L’amour est bien plus grand que les passions immédiates c’est une logique de compréhension des autres, un humanisme. C’est un moteur suffisant pour prétendre à une vie plus riche et réussie.
Pourquoi l’avez-vous réalisé en noir et blanc?
Je suis un amoureux du cinéma comme des mots, de littérature et de musique et j’ai toujours dit que mon film serait en noir et blanc, parce que, pour moi, le noir et blanc symbolise le cinéma et mes référents cinématographiques le sont tous au néoréalisme italien, Visconti, ou «les Enfants du Paradis» de Prévert mais également la «Haine» de Kassowitz. Il y a une intemporalité touchante et une immédiateté de l’émotion qui se trouve dans ce cinéma et dans le cinéma en général. Les cinéastes, chacun choisit ses outils pour décortiquer l’ombre ou la lumière mais nous disons tous l’humain et la liberté, c’est la signification de l’acte cinématographique.
Est-ce que le cinéma est le langage que vous préférez pour passer vos messages ?
Je me définis autant qu’artiste et le cinéma est un des moyens qui me permettent d’aller au plus proche de l’émotion. Mais ce qui relie tous les langages que je peux utiliser, c’est certainement les mots et la poésie, avec la caméra, je dis ma poésie en image, comme dans une traduction.
Est-ce que vous avez atteint «l’Homme-pont» que vous vouliez être?
Je ne m’arrêterai pas d’essayer de l’être, là où un mur se dresse pour isoler des hommes, je m’étendrai en passerelle. Je m’emploie à démystifier les frontières et les ghettos qui sont au fond des choses fragiles et contre nature et présentes partout, pas que dans les cités de banlieue mais dans les cités forteresses, et des «compounds» des personnes les plus riches. Le ghetto est symbolique. Je suis un casseur de ghettos qui deviendra pont certainement.
Le cinéma mais aussi le rap, la poésie et la littérature… Votre dernier livre «Le jeune Noir à l’épée» est également une autobiographie avec une galerie de portraits et d’hommages, pouvez-vous nous en parler ?
«Le jeune Noir à l’épée» est mon 7e livre, le 8e sort le 22 août. Ce livre est un objet très particulier, multiple et un recueil de poésie, album, un beau livre. Sa forme est collée à l’époque et offre de la poésie par plusieurs moyens. C’est à la fois un poème autour de l’identité et de la question noire mais un seul médium ne pouvait contenir tous mes mots donc je l’ai laissé éclaté en m’appuyant sur ce qui m’a construit et fait ces hommes et femmes de lettres, Cocteau, Camus, Homère, Baudelaire, Césaire, Glissant, mais aussi des peintres : Manet, Matisse, Chassériau. J’ai essayé d’y créer un lien entre la photo et la poésie, puis le livre a évolué en spectacle avec danse et dialogue. Mais à l’origine il y a toujours le verbe et la poésie quelle que soit la forme que ça prend… C’est un art total. Et ce spectacle, conçu avec le chorégraphe burkinabé Salia Sanou, est en ce moment en tournée, et nous serons de retour à Tunis pour le présenter, et c’est un grand bonheur pour moi.
A qui dédiez-vous ce recueil ou ce long poème multiforme comme vous dites ?
A tous ceux qui le reçoivent d’abord et comme tout ce que je fais à tous les petits «Abd al Malik» à tous ceux qui s’interrogent sur ce qu’est être humain, quelle que soit son origine ou sa couleur, et lui donner à y voir un miroir d’humanité. Je pense que c‘est mon rôle d’artiste. Le monde malgré la virtuelle ouverture est de plus en plus binaire et l’art et la poésie offrent une pureté originelle celle du verbe, par qui tout commence.