Epineuse, fastidieuse et complexe, la réforme des subventions énergétiques n’est pas de tout repos. Il s’agit d’une réforme, certes, impopulaire, au vu de la conjoncture inflationniste qui plombe l’économie et lamine le pouvoir d’achat des citoyens. Mais c’est une réforme nécessaire sur le plan économique, car elle permet d’instiller une dose d’efficacité économique et d’alléger les dépenses budgétaires.
Il faut dire que cette réforme a longtemps piétiné: la révision du système de subvention des hydrocarbures a été mise sur la table, en 2013. Depuis, chaque gouvernement se contente de refiler la patate chaude au suivant et le débat autour de la question n’a pas été suivi de mesures réelles de concrétisation. Ce retard accusé dans la mise en œuvre de la réforme continue à coûter cher à l’économie et ses conséquences se font sentir au niveau des caisses de l’Etat. Avec le déclenchement de la guerre en Ukraine qui a provoqué une envolée sans précédent des prix des produits pétroliers, les dépenses de compensation des hydrocarbures ont littéralement explosé et sont devenues insoutenables. Selon le rapport de la loi de finances rectificative 2022, les dépenses de subvention des hydrocarbures ont augmenté de près de 4,7 milliards de dinars pour s’établir à 7,6 milliards de dinars, contre 2,9 milliards prévus initialement par la LF 2022 et contre 3,3 milliards de dinars en 2021 (soit une augmentation de 129%). Cette hausse colossale du budget alloué à la compensation énergétique s’explique principalement par la hausse du prix du baril de pétrole, la dépréciation du dinar vis-à-vis du dollar ainsi que par la suspension du mécanisme d’ajustement des prix du carburant qui a été activé, seulement, 4 fois au cours de l’année écoulée.
Ce sont les plus riches qui en profitent le plus
Aujourd’hui, le gouvernement est appelé à mettre le pied à l’étrier et accélérer cette réforme puisqu’il s’agit d’une condition incontournable au déblocage du dossier tunisien auprès du FMI. “Il faut accélérer l’activation de cette réforme qui est la plus importante, parce que les dépenses de compensation des hydrocarbures sont les dépenses qui pèsent le plus sur le budget de l’Etat. Cette réforme est incontournable, car elle coûte cher à l’économie. La subvention bénéficie aux couches sociales aisées qui ne sont pas censées en profiter”, a souligné Ferid Belhaj, vice-président de la Banque mondiale pour l’Afrique du Nord et le Moyen-Orient, sur les ondes d’une radio privée.
La réforme de la compensation est, non seulement, défendue par les bailleurs de fonds mais aussi par plusieurs économistes et acteurs économiques qui plaident en faveur de l’efficacité économique: la suppression de la subvention met un terme à la distorsion de l’affectation des ressources et à la surconsommation. Une note de l’Itceq qui date de 2017 explique, en ce sens, que “le système de subvention mis en place aujourd’hui favorise ceux qui consomment le plus. Ce sont les plus riches, les industries, les hôtels … etc qui profitent le plus du système”. La répartition des bénéficiaires de la subvention énergétique par niveau de vie en est la preuve. En effet, les ménages aux revenus les plus bas bénéficient de 13% des subventions alors que les ménages aux revenus les plus élevés s’en accaparent à hauteur de 29%.
Indemniser les plus pauvres
Les diverses expériences à travers le monde ont révélé que l’acceptation sociale demeure le point le plus difficile de cette réforme qui ne sera pas sans conséquences sur les ménages. Les résultats d’une simulation, effectuée par l’Itceq en 2017, ont fait ressortir que la suppression totale de la subvention énergétique augmente significativement la pauvreté. Les classes pauvre et moyenne inférieure seraient, dans ce cas, les plus lésées par cette décision. C’est pourquoi l’approche de la progressivité est indispensable. L’étude recommande, en ce sens, d’adopter une politique d’élimination de subvention énergétique gradualiste qui doit être accompagnée d’une réduction ou d’une utilisation de la consommation d’électricité.
Abondant dans ce même sens, l’économiste Fethi Nouri estime que si la suppression de la subvention des hydrocarbures s’avère aujourd’hui incontournable pour atteindre l’efficacité économique, il est, cependant, indispensable de mettre en place “un bouclier énergétique” surtout dans une conjoncture de crise d’inflation. D’après l’économiste, les ménages et les entreprises qui subissent de plein fouet les conséquences des chocs exogènes ont besoin de subventions occasionnelles qui peuvent être distribuées sous forme de transferts monétaires directs au profit des ménages qui en ont le plus besoin. D’ailleurs, les diverses expériences dans le monde font ressortir l’importance de l’instauration de mesures d’atténuation qui devraient accompagner la suppression progressive de la subvention. “Toutes les études soulignent le fait que les subventions générales des prix sont régressives et renforcent la perception d’un droit acquis à cette subvention, qui doit être pris en compte dans la réforme. En d’autres termes, les subventions générales au prix se traduisent par une augmentation des revenus des catégories sociales les plus riches proportionnellement plus importante que pour les catégories les plus pauvres, puisque les plus riches consomment davantage du bien subventionné.
La littérature insiste sur la nécessité de faire attention aux effets négatifs sur les plus pauvres, mettant en relief le fait que de nombreuses réformes échouent prématurément en raison des craintes qu’inspirent leurs effets pervers sur les consommateurs d’énergie”, mentionne un rapport de la Banque mondiale sur la réforme des subventions au prix de l’énergie et le renforcement de la protection sociale.
Les démarches suivantes
Si la suppression de la subvention de l’énergie est une étape incontournable qui conditionne le déblocage du prêt FMI, quelle sera, alors, la politique adoptée par le gouvernement qui devrait être soumis à un véritable exercice de funambule? Selon le rapport sur le budget de l’Etat pour l’année 2023, les dépenses de subvention des hydrocarbures se sont inscrites en baisse pour s’établir à près de 5.660 millions de dinars. Ce montant a été fixé en fonction des objectifs du programme de réforme qui vise à lever progressivement la subvention énergétique. Le gouvernement aura, donc régulièrement, recours au mécanisme d’ajustement des prix du carburant (qui permet une augmentation des prix plafonnée à 7%), jusqu’à atteindre la réalité des prix. Il poursuivra, également, l’ajustement des prix des produits pétroliers non concernés par ce même mécanisme.
Enfin, des augmentations des tarifs de l’électricité et du gaz naturel seront effectuées, dans la période à venir, tout en prenant en compte les ménages à faibles revenus. Pour le gaz en bouteille, la levée de la compensation sera progressive sur quatre ans. Des transferts monétaires directs, devraient être accordés aux familles qui en ont le plus besoin, via des allocations mensuelles. Selon Rachid Ben Daly, Directeur général des Hydrocarbures au ministère de l’Industrie, de l’Energie et des Mines, le gaz liquéfié est classé comme étant un produit de base, ce qui explique la démarche progressive et l’orientation vers l’instauration du système des transferts monétaires directs.
Pour donner un aperçu du poids que fait peser la subvention du GPL sur le budget de l’Etat, le responsable a fait savoir que la distribution des transferts monétaires à tous les ménages tunisiens permet à l’Etat de dégager un manque à gagner équivalent au tiers des dépenses accordées à la subvention du gaz en bouteille. Le prix réel de la bouteille de gaz, actuellement commercialisée au prix de 8,8 dinars, étant aux alentours de 35 dinars, le coût global des subventions du gaz en bouteille a grimpé à 1,2 milliard de dinars en 2022.