Il incarne une espèce en voie de disparition, les buteurs racés du temps où les attaquants se donnaient à cœur joie. Véritable force de la nature, ayant le but dans le sang, Mohamed Sahnoun a crevé l’écran par sa formidable moisson de buts : 258 en 14 saisons dans les années 1960-1970 selon le décompte officiel de son club, 576 toutes compétitions confondues pour certains statisticiens. Terreur des gardiens, il lui arriva même d’aligner la bagatelle de 38 buts en 1968-1969 en Ligue 2 !
Né le 21 juin 1941 à Sfax, notre invité, cette semaine, a paraphé une première licence lors de la saison 1959-1960 pour les Cadets du Stade Sportif Sfaxien. Club avec lequel il disputa son premier match seniors en 1960-1961 contre la Patriote de Sousse (victoire 2-1, deux buts de Sahnoun). Il prit sa retraite de joueur en 1973-1974 contre Kalaâ Sport (victoire 2-1). Sa carrière internationale se situe entre 1965 et 1967. A son, palmarès deux accessions en L1 avec le SSS (1967-1968 et 1970-1971).
Sahnoun a, par ailleurs, été sacré deuxième meilleur buteur de D1 saison 1971-1972 avec 10 buts, derrière Moncef Khouini (12). Quant à la carrière d’entraîneur du bomber sudiste, elle le vit depuis 1977 prendre en mains les destinées des jeunes des «3S».
Ancien agent de la Siape (Groupe chimique tunisien, usine de Sfax), Sahnoun est parti à la retraite en 2010.
Mohamed Sahnoun, chaque fois où ils vous citent, les observateurs parlent d’une force de la nature. N’est-ce pas réducteur ?
Des qualités physiques, certes, il en faut dans un combat permanent face à un défenseur qui vous guette tout le temps. Pourtant, un défenseur comme Mohsen Habacha ne l’était pas moins. Je me rappelle qu’un jour, nous nous sommes heurtés lui et moi tête contre tête. Le bruit du choc, on pouvait l’entendre à partir des gradins ! Toutefois, nous nous sommes vite relevés sans subir de dommages. Comme si de rien n’était. Cela revient à l’hygiène de vie. A 20h00, je suis au lit. On s’entraîne très dur, et sérieusement. Après, place à la récupération à la maison. Mon frère Ali, qui a joué libero à Redayef, puis à Métlaoui, me ressemblait énormément dans son jeu. Lui aussi était une force de la nature.
Quel est le défenseur qui vous a écœuré, et rendu la vie dure ?
Justement l’Etoilé Mohsen Habacha, très puissant et roublard, en plus du Stadiste Mohsen Jendoubi.
De par votre engagement physique permanent, vous avez dû vous blesser très souvent, non ?
Les joueurs étaient très rugueux, vous imposant un combat physique féroce et de tous les instants. Et puis, quand on va jouer en D2 ou 3 Centre-Sud à Métlaoui, à Gafsa ou à Tozeur, dans la tête, il fallait se préparer à souffrir. D’ailleurs, j’ai eu les deux arcades ouvertes. Une fois, j’étais resté 24 heures sous surveillance à l’hôpital de Gabès.
On raconte que vous préfériez jouer sur terre battue aux terrains gazonnés. Est-ce vrai ?
Le gazon me fatigue. J’ai été formé depuis ma jeune enfance sur des terrains durs, du reste comme tous les joueurs de ma génération.
Vous qui vous vous y connaissez, à votre avis, les buteurs d’antan ont-ils survécu à la rigueur écœurante —sous prétexte de réalisme— du foot d’aujourd’hui devenu cadenassé ?
Non, c’est une race en voie d’extinction au même titre d’ailleurs que les bons footballeurs. Il faut en étudier les raisons, car le foot, c’est d’abord les buts, la joie de ce moment magique quand le public crie tel un chant liturgique, un éclat jubilatoire : «Il y est !». En Tunisie, malheureusement, nous ne comptons plus des footballeurs capables d’apporter du plaisir et des émotions.
Pourquoi ?
Tout se fait aux entraînements. Au cours des séances quotidiennes, on n’accorde pas suffisamment d’intérêt aux gestes et à la technique spécifiques de l’attaquant. On ne corrige pas les erreurs qu’ils commet dans un match. Résultat : notre foot produit des défenseurs par «quantités industrielles», mais se montre stérile quand il s’agit de révéler un attaquant.
Quel est à votre avis le dernier grand attaquant tunisien ?
Feu Mohamed Ali Akid. En plus de ses qualités de buteur implacable et de redoutable killer, il sait aussi pousser la délicatesse jusqu’à renvoyer les compliments qu’on lui adresse. Un jour, nous jouions en lever de rideau au stade Taieb-Mhiri de Sfax contre l’Avenir Sportif de La Marsa. J’ai inscrit trois des quatre buts de notre victoire. Juste après, en match vedette, le Club Sportif Sfaxien recevait le Club Africain. Entre les deux matches, sur le chemin des vestiaires, je croise Akid qui était accompagné d’un journaliste. Celui-ci l’apostrophe en lançant: «Bravo pour le but que vous avez marqué dernièrement de la tête en équipe nationale». Et Akid de lui répliquer sèchement : «C’est vraiment peu de choses par rapport à ce que peut faire de la tête ce joueur-là!». Et il me montre du doigt en enchaînant : «Celui-là, c’est la classe pure».
Un peu comme Habib Mougou, vous étiez «tête d’or» donc…
J’ai inscrit plein de headings spectaculaires qui ont amené mes adversaires à venir me féliciter. Une fois, alors que la Patriote de Sousse joue sa survie dans la dernière journée du championnat, l’entraîneur Rachid Daoud me fait entrer après la pause. Je marque d’abord d’une reprise de volée magistrale. Ensuite, trois minutes avant la fin, je récidive, mais cette fois-ci de la tête : le ballon percute la transversale avant de rentrer dans les buts. Sous le charme, et malgré l’amertume de la relégation, le gardien adverse vient m’embrasser. Nous avons terminé deuxièmes de la poule Centre-Sud de D2, mais sans avoir eu droit à l’accession.
Quel a été votre plus beau but ?
Je l’ai marqué d’un lob de la tête dans la cage du gardien de l’Etoile Sportive du Sahel, Aleya Ajroud, au stade Maârouf. On a perdu ce jour-là (2-1).
Avez-vous marqué au légendaire Attouga ?
Oui, et même deux fois dans un même match. Nous avons gagné (3-1), mais avons été relégués.
Quelles étaient vos qualités?
Détente, vitesse et tir foudroyant des deux pieds.
Quelle était votre idole ?
J’appréciais Attouga, Mohamed Salah Jedidi et Khaled Hosni, un joueur très éduqué. Moncef Gaied, c’était la classe. Le maestro d’un orchestre nommé CSS au contact duquel nous nous sommes bonifiés. En effet, chaque jeudi, ou presque, le Stade Sportif Sfaxien disputait ses matches d’entraînement contre le CSS. En face, j’avais Habib Jerbi comme adversaire direct. Certes, les Noir et Blanc nous battaient régulièrement 5-2, 6-3…, mais c’étaient des frères pour nous. Lundi, on se rencontrait tous, joueurs du CSS, SRS, SSS et OCK à Bab Bhar, et prenions un ticket de cinéma pour aller voir un film ensemble.
A votre avis, quel est le meilleur footballeur tunisien de tous les temps ?
Les footballeurs de talent peuplaient les stades, et faisaient le bonheur de ceux qui paient leur ticket. Je citerais donc Tahar Chaibi, Hamadi Agrebi, Abdelmajid Chetali, Taoufik Ben Othmane, Hedi Douiri, Nejib Ghommidh, Moncef Khouini…
Quels furent vos entraîneurs ?
Chedly Zaddem, Mohamed Najjar, le père de Raouf, l’ancien libero du CSS et ex-ministre des Sports et président de la FTF, Skander Medelgi, Popov, Rachid Daoud, Jules Mathé. En sélection, Mokhtar Ben Nacef.
Et les meilleurs d’entre eux ?
Les meilleurs entraîneurs tunisiens restent Abdelmajid Chetali, Ali Selmi, quelqu’un que j’apprécie énormément, Taoufik Ben Othmane et feu Ahmed Ammar.
Avec Hafedh Khoufi, aux «3S», vous composiez un tandem de feu…
Oui, c’est l’homme de l’assist. Les yeux fermés, il sait d’instinct où me trouver. Notre entente était naturelle. Khoufi, c’était la classe. Il y a peu comme lui pour vous faire marquer plein de buts. Nous avons été formés ensemble par Mohamed Najjar. D’ailleurs, sous la conduite de ce dernier, j’effectuais parfois trois séances par jour, ce qui était impensable en notre temps. Bref, on ne peut pas parler de Sahnoun sans évoquer son alter ego, Khoufi.
Le football est plein d’injustices. Vous en avez connues ?
Enormément. En sélection d’abord où on faisait peu de cas des joueurs venant des petits clubs. Chacun veut faire jouer les siens. Pourtant, plusieurs fois, j’ai été testé. Par exemple, avec la sélection du Centre et du Sud devant le club de l’ancienne URSS, Dynamo Minsk. Nous avons gagné (3-2). Dans notre équipe, il y avait les Mongi Dalhoum, Aleya Ajroud dans les bois, Mahfoudh Benzarti… J’ai agrandi la photo immortalisant cette occasion-là, et je l’ai accrochée à un mur dans mon salon. Chaque matin, je salue tous ces artistes ! Mais il n’y a pas que cette injustice-là.
Quelle est l’autre ?
Elle se rapporte aux arbitres qui prennent parfois des décisions qui vous laissent pantois. Par exemple, je me rappelle avoir une fois inscrit à Kalaâ un but d’une détente de la tête sur un centre de Hedi Ben Hamida. Je saute très haut et envoie le cuir sous la transversale. Le juge invalide un but des plus réguliers. Cette saison-là, Habib Agrebi, le frère de Hamadi, jouait avec nous.
Pourquoi les attaquants d’aujourd’hui ne marquent plus beaucoup de buts ?
Cela revient à un manque de confiance flagrant, et à une concentration insuffisante. Je m’en rends compte avec les jeunes que j’entraîne. Ensuite, le carcan des schémas dans lesquels ils évoluent fait qu’ils se sentent brimés. On les sent prisonniers des consignes. Cela se répercute sur l’efficacité et sur le spectacle. C’est dommage !
Enfin, avez-vous continué à suivre de près le club de vos premières amours ?
Je ne l’ai jamais quitté. En effet, peu de temps après avoir raccroché, j’ai effectué une reconversion qui me parait naturelle, devenant entraîneur des catégories des jeunes de mon club. J’essaie de transmettre aux jeunes générations cet instinct du buteur, cette science du but. Et la tâche n’est jamais facile quand on voit dans quel contexte tactique de plus en plus prudent et frileux sont amenés à s’exprimer les attaquants d’aujourd’hui. D’une certaine façon, j’ai continué à servir le SSS pour lequel les temps sont durs.
Pourquoi ?
Tout simplement parce que l’argent est le nerf de la guerre. Jadis, le club était parrainé par la Siape, l’usine de transformation des phosphates installée à Sfax. Maintenant, les temps sont très durs pour la quasi-totalité des clubs du pays, hormis deux ou trois qui peuvent s’appuyer sur des présidents qui sont en même temps de gros mécènes. En tout cas, le Stade Sportif Sfaxien fait de son mieux pour éviter de sombrer comme l’avaient fait beaucoup d’autres clubs mythiques. Surtout qu’à l’ombre du Club Sportif Sfaxien, il ne prétend pas pouvoir disposer d’une grande assise populaire.