Par Pr Mohamed Lotfi CHAIB
Mohamed Ali El-Hammi est connu et perçu selon la narration bourguibienne, celle du victorieux comme étant seulement le fondateur du syndicalisme national autonome (CGTT/ Confédération Générale des Travailleurs Tunisiens, 3 décembre 1924). Certes, narration basée sur le dispositif documentaire de l’autorité du Protectorat et de l’ouvrage de référence de Tahar Haddad, cofondateur de la CGTT et théoricien du syndicalisme national tunisien (1) qui, pour des considérations différentes, de prudence pour les nationalistes et de propagande pour l’administration coloniale, n’ont pas attesté de la dimension nationaliste anticoloniale de l’action de Mohamed Ali à Istanbul durant la Grande Guerre et à Berlin de 1919 à 1922, laquelle dimension revendiquait le droit des peuples à disposer d’eux-mêmes .
En accédant aux archives turques (2) et allemandes (3) sur cette question, nous avons pu saisir et révéler la nature de l’action nationaliste anticoloniale de Mohamed Ali El-Hammi durant et après la Guerre, lorsqu’en 1922 (mars-avril) est venu tâter la position du Destour vis-à-vis de la question nationale tunisienne, en l’occurrence la revendication de l’indépendance.
Plus précisément, il avait déjà à son actif un engagement effectif dans la lutte pour la libération de sa patrie :
– A Istanbul, de 1914 à 1918, grâce au concours d’Enver Pacha, ministre de la guerre de l’Empire ottoman, Mohamed Ali El-Hammi suit une formation militaire à l’Ecole d’Etat-major allemande installée dans la capitale ottomane et est promu lieutenant en 1918. Parallèlement, il fait partie de l’organisation djihadiste anti-coloniale
« Tachkilati Makhsousa » (1913- 1918) créée par Enver Pacha pour fomenter des troubles et des révoltes en Afrique du Nord sous domination française en incitant les tribus à la rébellion. Bien plus, Enver Pacha chargea le leader exilé du mouvement Jeunes Tunisiens, Ali Bach Hamba du secteur Maghreb (4). Dans cette perspective, Ali Bach Hamba fera recours à Mohamed Ali El-Hammi pour entrer en contact avec la tribu Béni Zid qui utilisa les services de l’émissaire Mosbah Bribech Al Gheloufi. Conscrit de l’armée française dans le sud tunisien, Mohamed Daghbagi la déserta sur instructions de Mohamed Ali en 1914 et porta le flambeau du Jihad et de la résistance jusqu’à sa capture en 1922 à Tripoli par les autorités italiennes qui le livrèrent aux autorités françaises en Tunisie et décéda en martyr le 1er mars 1924 (5).
– A Berlin à partir de 1920, Mohamed Ali El-Hammi est inscrit à l’université de Humboldt en tant qu’auditeur libre durant trois semestres du 25 mars 1920 au 7 novembre 1921 , puis en tant qu’étudiant durant cinq semestres du 7 novembre 1921 au 24 janvier 1924 poursuivant ses études en Economie politique dispensées par une pléiade d’éminents professeurs (Werner Sombart qui dirigeait un laboratoire de recherches avec Max Weber, Max Sering, Heinrich Cunow, Heinrich Herkner, Ignaz Jastrow, Joachim von Hans et August Muller (6).
Parallèlement, il fut membre actif dans l’Union des étudiants arabes à Berlin et contribua à la fondation du « Club Oriental » avec l’Emir Chakib Arslan et Mohamed Bach Hamba dans la capitale allemande, club qui réunira les nationalistes arabes exilés égyptiens, syriens et maghrébins.
A la suite de l’assassinat de Talaat Pacha (15 mars 1921), dirigeant le bureau de « l’Union des sociétés révolutionnaires islamiques » anti colonialiste à Berlin (7), Mohamed Ali El-Hammi en prendra la direction et c’était dans ce nouvel engagement que s’inscrivit sa visite « très politique » à Tunis (mars- avril 1922) et son premier contact avec son camarade et compatriote Tahar Haddad, qui le présentera à Ahmed Es Safi, Secrétaire général du Parti libéral constitutionaliste tunisien.
Ces deux éléments constitutifs de la personnalité de Mohamed Ali le nationaliste se joignent à la facette syndicale déjà connue de son action militante à Tunis (1924 – 1925). Aussi, le présent ouvrage comblant l’aspect méconnu de l’action du personnage traité, tend – il à brosser un portrait aussi complet que nuancé : Mohamed Ali El-Hammi nationaliste et syndicaliste adepte de l’action directe fait partie de l’aile radicale du Destour qui réclamait l’indépendance du pays en compagnie des frères Ali et Mohamed Bach Hamba, qui, ensemble hâtèrent le passage du réformisme du XIXe siècle au nationalisme de l’après-guerre.
M.L.C.