40 ans après, le Tunisien n’a jamais autant défendu son pain qui doit rester bon marché, et comme aliment de base de ses repas quotidiens. La baguette, dont le prix est symbolique, reste la marque de la sécurité alimentaire, aux yeux du citoyen. Un acquis, selon lui, qu’il faudra pérenniser.
A l’occasion de la journée commémorative des 40 ans des émeutes du pain, le 3 janvier 1984, un jour noir pour la Tunisie, des activistes de la société civile et témoins oculaires de ce drame national ont rappelé l’impérieuse nécessité de sauvegarder “les mécanismes d’accès au pain” à tous et surtout aux démunis. A savoir le maintien des subventions du pain pour préserver le couffin du tunisien. Ridha et Béchir, membres actifs d’une association de l’Instance vérité et dignité ont lancé des cris d’alerte à l’adresse de l’Etat tunisien pour rester à l’écoute des catégories vulnérables. Ils se sont mobilisés formant un petit cortège pour faire entendre leurs voix et certaines revendications. Tant bien que mal.
Sur place, Ridha Bettaieb, victime des émeutes du 3 janvier 1984, une béquille collée au bras, n’en démord pas et veut que le pain reste l’aliment privilégié, quel que soit le contexte économique et politique : «Après avoir pris connaissances des décisions de l’Instance vérité et dignité auprès du groupe des victimes, le combat pour “le pain béni” n’a désormais plus d’importance. Mais le plus important, c’est celui pour le pain comme aliment, car les gens qui se sont le plus battus pour leur vie et ont couru des risques se lèvent encore et transmettent leurs valeurs malgré tout. Comme le système du pain est essentiellement le fruit et le fondement des relations internationales et des grandes négociations, cela signifie qu’il s’est construit en permanence sur la douleur et la marginalisation. Il faut satisfaire ce besoin, sans douleur, même si cette dernière est le fondement de toute action humaine». Comme “the pain” en anglais qui signifie douleur, pour Ridha, ce n’est donc pas un hasard si le pain se négocie sous des facteurs, enjeux et contextes internationaux. Comme les dernières perturbations sur le prix des céréales et les menaces sur le pain, à cause du conflit russo-ukrainien. Des données et paramètres qui dépassent le peuple tunisien.
Pour que l’Histoire ne se répète pas
La Tunisie doit retenir les leçons du passé pour ne plus se retrouver dans un tel bourbier. Il s’agit alors de se remémorer sans cesse ces événements tragiques, puisqu’on parle de 85 mort et de nombreux blessés, victimes de l’un des plus grands troubles que le pays ait connus. Pour que l’Histoire ne se répète pas, même si l’Histoire est un “éternel recommencement”. Même si en 1978, des signes avants-coureurs et les premières crises du pain ont commencé à se faire jour.
Et Ridha Bettaïeb d’enchaîner : «J’estime aujourd’hui que l’autorité tunisienne, les organisations et toutes les forces vives du pays doivent retirer ce mémorandum qui a été présenté par l’Instance vérité et dignité, qui n’a demandé aucun centime à l’État tunisien, ni au peuple tunisien pour compenser et réparer le tort causé au peuple, à cause des conditions du Fonds monétaire international. Nous avons un problème maintenant avec le Fonds monétaire international parce qu’ils aiment nous faire de nouvelles recommandations qui nous ramèneraient à la même case départ des levée des subventions et l’augmentation de prix du pain». Il revient sur les conditions difficiles des martyrs des émeutes du pain et sur les abus qu’ils ont subis. Les citoyens ne bénéficient pas tous d’une couverture sociale et syndicale. «Ils avaient le syndicat avec eux, qui les a ensuite abandonnés, les hommes politiques ont des partis politiques, les juristes ont des organisations de défense des droits de l’homme qui les défendent. C’est le problème de ceux qui n’ont d’autre soutien que Dieu».
Un droit et une dignité à préserver
Pour sa part, Béchir Khalfi, militant des droits humains et spécialiste de la justice transitionnelle, a transmis son message aux autorités tunisiennes. «J’ai longtemps vécu avec les victimes des émeutes du pain. Nous voudrions dire, à cette occasion, que l’État et toutes les forces vives du pays doivent œuvrer pour parvenir à une justice plus équitable, qui ne coûte rien à l’État, car il y a un droit et une dignité à préserver.
Nous voudrions rappeler à ce pays qu’il a envoyé un mémorandum au Fonds monétaire international pour lui dire qu’il le tient pour responsable de ce qui s’est passé le 3 janvier 1984. Car les événements ont résulté de la politique économique dictée au gouvernement à cette époque-là et que ce dernier a mis en œuvre comprenait l’augmentation du prix des produits de base, en particulier le pain. Les gens sont sortis, ont protesté et ont élevé la voix, rejetant ces augmentations. Bilan, quatre-vingt-cinq martyrs, deux cent treize individus blessés et environ mille deux cents ont été incarcérés. Ils ont subi de grandes destructions, des destructions au sens plein du terme, car la plupart d’entre eux étaient jeunes et ont été jetés en prison, sans tenir compte de leur âge. Nous appelons d’ailleurs les autorités tunisiennes à déployer tous les efforts pour mettre en œuvre le mémorandum soumis au Fonds monétaire international par l’Instance vérité et dignité, qui exige une compensation pour le préjudice subi à cause du diktat du Fonds monétaire international, car il est impliqué dans ce dossier. Et je ne comprends toujours pas pourquoi le Quartet, promoteur du dialogue et lauréat du prix Nobel de la paix, n’a jamais abordé la question. C’est en soi une juste cause à rétablir. Une question de droits de l’homme par excellence, une question de société. La question de la souffrance des gens».
La forte résonance de ces événements tragiques autour du pain persiste à ce jour de manière forte et ces heurts entre le peuple et les forces de l’ordre hantent encore les Tunisiens. Parce qu’il y a un vrai risque de voir ce scénario se reproduire si l’Etat ne résout pas le problème à la source et pose la subvention sur le pain comme condition sine qua non, avant d’aborder les discussions avec le FMI…