Par Ines ZARGAYOUNA
«Beyrouth ne se définit pas, elle se vit. Beyrouth ne s’explique pas, elle est là». C’est ainsi que Soraya Khalidy décrit Beyrouth dans son livre «Le goût de Beyrouth». Beyrouth la résiliente, Beyrouth la contrastée, Beyrouth la ville emblème de tous les maux dont souffre la «prétendue région» qu’on nomme communément le monde arabe et/ou musulman.
Le metteur en scène Sulayman El Bassam lui a dédié sa dernière pièce «Mute» et la présente comme «une sorte de poème d’amour destiné à Beyrouth». Cette pièce a puisé dans l’essence de Beyrouth, en mêlant les poèmes aux slogans, les accusations aux mots d’amour, les souvenirs aux rêves, la science à l’art, le sarcastique au poétique, l’engagement à l’indifférence, la responsabilité à la légèreté, la maîtrise à l’insaisissable, la douleur à la gaieté, l’acteur au spectateur. Dans cette pièce chaque détail a été minutieusement choisi, les éléments s’opposent et s’entrechoquent pour raviver l’étincelle des sens qui s’est affaiblie dans l’esprit.
Les récompenses obtenues par la pièce «Mute» aux Journées théâtrales de Carthage, dont le prix de la meilleure actrice, du meilleur texte et le Tanit d’Or, attestent de sa qualité indéniable. La réception de la pièce suscite une grande satisfaction, unanimement partagée par la majorité des spectateurs. C’est une satisfaction découlant de l’expérience d’avoir assisté à une pièce de théâtre aboutie, une affirmation renforcée par les distinctions reçues. Un sentiment d’assouvissement suivi de questionnements qui naissent dans l’esprit et ne cessent d’insister en quête de réponses.
«Ce texte est né de questions adressées à soi-même sur la nature et la pertinence du projet du théâtre politique engagé dans la confrontation avec cette destruction délibérée des outils, le démantèlement systématique des significations, et l’attaque contre la langue en tant qu’outil pour décrire la réalité que nous vivons», écrit le metteur en scène dans son mot de présentation de la pièce. C’est une pièce qui incite aux questions adressées à soi, concernant le(s) silence(s) qu’on utilise comme outil de résistance mais qu’on oublie d’investir afin de le rendre action. «Si nous abandonnons nos outils traditionnels habituels (l’événement, le récit, les personnages) et imaginons spécifiquement l’action basée sur le silence absolu comme outil de résistance, que découvrirons-nous ?», ajoute le metteur en scène dans son mot de présentation. Découvrons quelques silences en action que la pièce a développés.
Le(s) titre (s)
Le titre de la pièce est en arabe «Samt» et en anglais «Mute». Le titre en arabe peut être traduit en français par silence, tandis que celui en anglais on peut le traduire par Silencieux ou muet.
S’agit-il de silence ou de muet?
Le silence et le muet impliquent tous deux l’absence de parole, mais le muet désigne spécifiquement la personne dans une privation de la capacité de parler, tandis que le silence décrit l’état ou l’attitude d’une personne qui choisit de ne pas s’exprimer verbalement. Alors que le silence peut être un moyen de communication non verbal, capable de transmettre des émotions ou des pensées sans recourir aux mots, le muet est dans un arrêt total de la communication et de la transmission. La traduction de «Samt» par «Mute» au lieu de «Silence» a suscité notre réflexion, un parcours renforcé lors de la réception de la pièce, qui explore divers silences, y compris le mutisme, comme nous le verrons. Deux représentations flagrantes du silence ont renforcé notre arrêt réflexif autour de la traduction du titre. Le texte de la pièce se compose d’accusations provocantes, dirigées vers le théâtre engagé, proférées par des personnages non définis et interprétés par l’actrice. Il n’y a pas de trame narrative et l’explosion du port de Beyrouth est le seul événement notable, qui fut utilisé, parmi d’autres éléments, pour marquer le temps, symbolisant le flux inaperçu et son arrêt à la conclusion de la pièce. Ainsi, il nous a paru que c’est le théâtre engagé qui, en cédant son droit à la parole à ses réfractaires, et en optant pour des moyens non verbaux pour se défendre, a employé le silence comme une forme de résistance.
Au commencement de la pièce, lors de sa présentation, le metteur en scène indique une chaise, qu’il désigne comme «la chaise du muet», encourageant tout spectateur désirant s’y asseoir à le faire pendant la représentation. Stratégiquement positionnée à l’avant de la scène, elle se trouve entre l’estrade principale réservée à l’actrice et la salle. L’installation dans la chaise se fait par choix, sans contrainte apparente. Cependant, elle exige implicitement un engagement, clairement défini par son appellation : celui de garder le silence.
Ainsi, provisoirement, nous avons notre muet.
Au-delà de l’ambiguïté perçue de son titre, cette pièce semble convier au silence.
Découvrons de quels silences il s’agit.
Le silence en action de résistance
La pièce est composée de cinq actes dont quatre ont été un ensemble de critiques envers le silence du théâtre engagé arabe face à l’actualité de la «prétendue région».
La distance entre l’accusant et l’accusé est dans cette pièce réduite au néant. Le texte dénonce le théâtre engagé en adressant des accusations à une actrice arabe, et c’est l’actrice, Hala Omran, qui a porté la voix de ses détracteurs.
La pièce donne l’impression d’être un monologue où seules les critiques et les accusations s’expriment, le théâtre a opté pour le silence comme moyen de communication.
Du jeu de l’actrice qui dépasse toute description à la symbiose entre elle et la musique vivante, assurée par les deux musiciens Abed Kobeissy et Ali Hout, en passant par le choix des chansons, des gestes symboliques et des signes éphémères à saisir à l’instant, le théâtre dans cette pièce n’a pas cessé de communiquer. Au premier acte, on déplore ce silence qui remplace les mots puissants d’une artiste autrefois intelligente et provocatrice. Autrefois éblouissante dans le théâtre, elle a suscité l’hostilité, défié les préjugés, mais aujourd’hui elle se perd dans un silence morose, abandonnant son art dans un abîme incertain. Lorsque l’actrice monte sur la scène qui lui est dédiée, une élévation au centre de la scène, les micros qui entouraient son estrade tombent de tous les côtés. Ce qui sera dit ne sera pas médiatisé comme peut le prédire l’encombrement de l’estrade constaté. Le texte est chanté dans un rythme mécanique et saccadé, basé sur le souffle, par un personnage (la témoin), portant des lunettes noires. L’anonymat ainsi préservé, elle est engagée à parler. Au deuxième acte, on interroge cet art qui crée les contours d’une ville sombre, rappelant des temps de violence. Pourquoi ressusciter le souvenir de telles villes alors que la guerre est terminée, les relations sont normalisées, et les soirées rooftop prospèrent ? Quel public vise ce théâtre, quel message transmet-il, quelle critique formule-t-il et quels principes tente-t-il d’exploiter ?
C’est une deuxième personne qui joue ce texte, une femme désinvolte à la voix chatoyante, jouant avec le pan de sa robe. Elle chante et danse au rythme d’une fête rooftop. Les fêtes de rooftop à Beyrouth peuvent être interprétées comme une forme de résistance et de résilience, notamment en raison du contexte complexe de la région. Ces événements offrent un espace de rassemblement et de célébration malgré les défis et les tensions politiques. Les rooftops deviennent des lieux symboliques où la communauté exprime sa volonté de vivre pleinement malgré les adversités et les difficultés.
Le troisième acte commence par une chanson libanaise «Étoile de la nuit » (Nejmat Ellayl) qui est une chanson d’une pièce musicale des frères Rahabani «la conciergerie des clés» (Natouret Al Mafatih) jouée en 1972 à Baalbak. La chanson est chantée dans la pièce originale par un roi tyrannique pleurant ironiquement le sort de son ami que lui-même a décidé d’emprisonner.
Le discours se fait une proposition d’exil à l’actrice pour sortir de son silence. L’actrice joue cet acte dans une sorte de dialogue intime qui pourrait avoir lieu entre une actrice et un(e) théâtrophile qui croyait en la fonction du théâtre engagé, ou bien à l’intérieur d’un(e) artiste qui doute de l’impact de son art face aux évènements et l’état des lieux.
On y déplore le temps où l’art engagé était en symbiose avec son public. Une chanson emblématique de la rébellion du Dhofar clôture la scène. La chanson immortalise un moment de gloire des forces de la rébellion.
L’actrice entre en transe, elle danse des pas de danse des autochtones. Elle interrompt la danse pour continuer le dialogue qui se fait de plus en plus véhément, décrit la situation qui semble sans issue, teintée de dérision et de jeu dangereux. Les reproches fusent, critiquant la transformation artistique, le talent arabe et les personnages féminins stéréotypés.
On clôture par une pose qui ressemble à la statue de la liberté. Une liberté toujours rêvée, jamais atteinte dans notre «prétendue région». Le regard triste, regardant son bras droit levé, l’actrice chante l’étoile de la nuit. Au quatrième acte, on exprime la frustration face à l’impact et l’efficacité de l’art engagé, à quoi l’actrice donne la réplique par un roucoulement de gorge inventé en expression de l’impuissance d’aller plus loin. On accuse cet art de susciter un sentiment d’inutilité et d’alimenter une diatribe consciente qui engendre un désir naissant d’éradication, l’actrice main droite devant la bouche continue à roucouler en guise de réponse. Le texte est égoutté, en lettres espacées qui font perdre le sens, jusqu’à la dernière goutte d’accusations. L’explosion du port de Beyrouth arrête ce qui était déjà asséché. Au cinquième acte, l’actrice, dans un nuage de fumée, descend lentement de l’autre côté de son estrade, s’enfonçant au fond de la scène, chantant un «landay», une forme poétique pachtoune qui dit l’amour, l’honneur ou la mort et toujours la révolte. Telles les femmes pachtounes qui composaient ces poèmes tout en se rendant à la récolte, rassemblant du bois, portant des jarres d’eau, créant de la poésie sous des cieux afghans et un soleil ardent, l’actrice disparaît au fond de la scène, traversant la fumée en chantant l’amour et la mort. On donne le dernier mot de la pièce à la science qui décrit l’état de silence qui suit la catastrophe.
I.Z.
A suivre