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Analyse | Les coûts de la résilience et les perspectives économiques en 2024

 

Par Hakim Ben Hammouda
(Ancien ministre des Finances, Directeur exécutif de GI4T)

Le concept de résilience est celui qui est revenu le plus fréquemment dans le débat public pour désigner la situation de l’économie tunisienne au cours de l’année 2023. Il faut dire que cette résilience résonne comme un soulagement par rapport aux pronostics les plus pessimistes sur la trajectoire de l’économie tunisienne émis par différents experts et les institutions internationales. Il faut souligner que les facteurs de risque ne manquaient pas tant au niveau interne qu’au niveau international.

A l’échelle nationale, la faiblesse de la croissance, la fragilité des grands équilibres macroéconomiques, la résurgence d’une inflation maintenue sous contrôle au cours des dernières années et la faiblesse de l’investissement étaient autant de motifs d’inquiétude et d’appréhension pour l’économie tunisienne.

Au niveau international et après le choc de la pandémie du Covid-19, les perturbations et les désordres économiques étaient immenses, s’y sont greffés dans la foulée les risques géopolitiques avec la poursuite de la guerre en Ukraine qui s’est installée dans la durée et, depuis le 7 octobre 2023, l’éclatement de la guerre destructrice menée par l’armée israélienne sur la bande de Gaza pourrait embraser toute la région et au-delà.

Parallèlement aux risques géopolitiques croissants, ces conflits ont eu des impacts économiques avec la déstabilisation des marchés mondiaux, particulièrement ceux de l’énergie et des produits agricoles ainsi que l’accroissement des coûts du transport et de la logistique du fait du contournement de la mer Rouge par les navires de marchandises.

Mais, les chocs globaux ne se sont pas limités aux aspects géopolitiques, ils comprennent également d’autres facteurs de risque dont la faiblesse de la croissance des principaux partenaires commerciaux de la Tunisie et la hausse des taux d’intérêt globaux avec le durcissement des politiques monétaires pour faire face à la résurgence de l’inflation dans le monde.

« Last but not least » il faut mentionner l’impact du dérèglement climatique et les risques qu’il engendre pour la Tunisie et le monde en général.

C’est dans ce contexte que la Tunisie voit s’éloigner progressivement la perspective d’un recours aux institutions financières internationales en particulier le FMI pour combler ses besoins de financement du Budget de l’Etat.

Face à toutes ces difficultés, plus d’un expert avait prédit le pire pour l’économie tunisienne au cours de l’année 2023 et certains n’ont pas hésité à parler d’un possible défaut de paiement. Or, aucune de ces prédictions de mauvais augure ne s’est réalisée et cette résistance a amené certains experts à parler de résilience.

Pour autant, peut-on vraiment parler de résilience lorsque les politiques économiques et les choix mis en œuvre ne conduisent pas à mettre l’économie du pays sur le sentier d’une croissance forte et durable ? Est-il possible de parler de résilience lorsque les risques sur le financement du budget sont aussi élevés ?

Cette contribution va s’intéresser à la trajectoire de l’économie tunisienne au cours de l’année 2024 et établir des prévisions en utilisant une modélisation avancée de ses principaux agrégats. Au-delà de cet exercice technique, la question à laquelle nous essayerons de répondre concerne l’avenir d’une résilience sans croissance et dans un environnement marqué par les turbulences et les incertitudes ?

Définir la résilience

Au cours des dernières années, l’utilisation du concept de résilience  est devenu fréquent dans le débat économique. Particulièrement, les institutions internationales notamment l’Ocde, la Banque mondiale ou le FMI se sont saisis de ce concept dans l’analyse des dynamiques économiques dans les différents pays et dans la lecture de l’évolution de l’économie globale.

L’usage consacré aujourd’hui de ce concept dans l’analyse économique s’explique par la multiplication des chocs subis par l’économie globale et les pays qui ont eu des effets déstabilisateurs et ont accru l’incertitude et les inquiétudes. De la grande crise financière des années 2008/2009, à l’accélération des effets du changement climatique, en passant par la pandémie du Covid-19 jusqu’aux guerres et aux conflits géoéconomiques avec la guerre en Ukraine et l’agression contre Gaza, le monde a été et reste marqué par ces turbulences qui ont pesé sur sa stabilité politique et économique. C’est dans ce contexte que le concept de résilience s’est développé pour devenir un sujet familier dans la littérature économique et dans le débat public. La question que cherchaient à développer les analystes et les organisations internationales à travers le recours à ce concept concerne la capacité des économies à faire face à ces chocs et à résister à leurs effets déstabilisateurs.

Plusieurs définitions ont été données du concept de résilience dans les travaux récents. Mais, d’une manière générale, elles résument la capacité d’un pays ou d’une région à dominer rapidement les chocs et les perturbations économiques. Elle suppose, par conséquent, la capacité de l’économie à réduire les effets négatifs d’une crise dont notamment la baisse de la croissance, les déséquilibres macroéconomiques ou les pertes d’emploi.

Dans notre analyse, le concept de résilience rend compte de la capacité de réaction d’une économie par rapport aux chocs internes comme externes. Une économie est résiliente si elle est en mesure de réagir rapidement à cette situation critique et à surmonter les désordres créés. Par conséquent, la résilience permet à une économie de retrouver sa dynamique de croissance et de développement.

La résilience doit donc comprendre deux niveaux importants, le premier est statique et concerne le sauvetage des grands équilibres et les politiques à mettre en place pour éviter une dérive plus importante de l’économie. Le second niveau est dynamique et concerne la capacité de l’économie et des politiques économiques mises en place à assurer un rebond lui permettant de retrouver son sentier de croissance potentielle.

Cette double dimension est fondamentale, en effet, car la résilience c’est non seulement la résistance à la chute mais également la capacité de rebondir. L’utilisation du concept de résilience pour analyser le comportement de l’économie tunisienne au cours de l’année 2023 a suscité quelques critiques qui proviennent de désaccords sur sa définition. Ces critiques trouvent leurs explications dans la primauté accordée dans les analyses officielles à la stabilisation sans prendre en compte son coût ni la capacité des politiques économiques à assurer le rebond qui permettra de retrouver un sentier de croissance vigoureux.

Les manifestations de la résilience

Plusieurs éléments ont conforté l’idée d’une stabilisation de l’économie tunisienne et d’une certaine résilience au cours de l’année 2023. Nous retiendrons dans ce chapitre quatre aspects essentiels.

Le premier concerne le déficit budgétaire et sa baisse relative au cours des dernières années en dépit d’un important tassement de la croissance. Le déficit des finances publiques a connu une légère baisse en passant d’un pic de -9,4% en 2020 à -7,7% du PIB en 2021 et en 2022. La loi des finances de 2023 avait prévu de le baisser à -5,2% mais l’exercice budgétaire n’a pas été en mesure de réaliser cet objectif et le déficit final s’est situé au même niveau que les années précédentes à -7,7%. Le budget de l’année 2024 prévoit une réduction moins ambitieuse de ce déficit et le situera à -6,6%.

En dépit de cette baisse du déficit depuis 2020, qui est une année exceptionnelle où nous avons subi les effets de la pandémie du Covid-19, il reste à un niveau élevé et souffre de l’atonie et de la faiblesse structurelle de la croissance. Cette relative stabilisation des comptes publics s’explique par une pression forte sur les dépenses de l’Etat qui ont augmenté à un taux de 10,7% au cours de l’année 2023 nettement en dessous de celui de 2022 estimé à 16,5%. Le gouvernement compte poursuivre dans cette voie en cherchant à diminuer ce taux à 6,7% pour l’année 2024. Deux éléments essentiels sont à l’origine de cette réduction des dépenses : la diminution de la croissance de la masse salariale de 2,8% au cours des six premiers mois de l’année 2023 par rapport à l’année 2022 et la faible progression des dépenses d’investissement par rapport aux dépenses globales qui était de 10,8% au cours de l’année 2022. Ces évolutions ont permis une forte réduction de la masse salariale qui était un des points d’achoppement dans les discussions avec le FMI et qui est passée de 15,1% du PIB à 13,2% et de 55% à 53% des dépenses publiques entre le premier semestre 2022 et celui de 2023.

Il faut également mentionner que cette baisse des dépenses s’est faite au prix d’une forte réduction de la part des investissements publics dans la dynamique économique et leur part dans le PIB est passée de 2,5% à 2,3% entre le premier semestre de l’année 2022 et celui de 2023. Cette baisse est encore plus marquée si on l’examine sur une période plus longue, en effet elle est tombée de 25% du PIB au début des années 2000 à 6% en 2016 et à 3% en 2022.

Dans ce contexte de fragilité de l’équilibre des finances publiques, l’investissement public est devenu progressivement la variable d’ajustement du fait de la rigidité des autres postes des dépenses publiques. Cette baisse des investissements locaux s’est également accompagnée d’une forte réduction des investissements directs étrangers qui sont passés de près de 4% du PIB au début des années 2000 à 2% en 2012 et pour se trouver à 0,8% au cours des six premiers mois de l’année 2023.

La baisse de l’investissement a été à l’origine d’un recul du secteur privé qui a été le plus important employeur du pays au cours de l’histoire économique récente. Plusieurs raisons sont à l’origine de ce recul dont :

• la difficulté d’accès au financement bancaire du fait de l’effet d’éviction du financement public, conséquence du financement public par les banques de la place,

• le niveau de corruption,

• la bureaucratie et les réglementations qui ont engendré, dans certains secteurs, des situations de rente empêchant les nouveaux arrivants,

• les grandes incertitudes politiques et économiques.

La relance de l’investissement constitue l’un des principaux défis de l’économie tunisienne et la Tunisie devrait faire d’un nouveau « choc d’investissement » le fondement d’une décennie de croissance, avec des réformes et de profondes transformations structurelles pour atteindre la prospérité.

Sur ce premier aspect, il faut mentionner les pressions exercées par les dépenses de subventions sur les finances publiques qui sont passées de 2 à 8% du PIB entre 2016 et 2022 suite à une forte augmentation des prix mondiaux.

Cette stabilisation des déficits publics s’explique également par une augmentation des recettes de l’Etat même si elles restent en dessous des attentes et des performances des années passées. Ainsi, la croissance des recettes a été de 10,7% au cours de l’année 2023 alors qu’elle s’est située à 22,2% en 2022. Les prévisions des recettes pour l’année 2024 ont été largement revues à la baisse et devraient se situer autour de 8,4% pour l’année 2024.

Dans l’analyse des recettes de l’Etat, il faut noter la progression des recettes fiscales qui restent élevées même si elles sont en dessous des prévisions et des recettes de l’année passée. Le taux de croissance des recettes fiscales a été de 11,4% en 2023 alors qu’il s’est situé autour de 16,6% en 2022. Les prévisions de la Loi de finances 2024 situent le taux de croissance de ces recettes autour de 11,6%.

Cette difficulté à générer une croissance soutenue des recettes fiscales et à faire face à la fraude exige la définition d’une réforme fiscale ambitieuse et courageuse notamment à travers un renforcement des mécanismes de contrôle et par le biais d’une généralisation de la digitalisation de l’administration fiscale.

L’examen de ce premier élément de résilience montre que nous sommes en présence d’un budget sous fortes tensions. Le déficit reste élevé et l’équilibre fragile. La dynamique de cette stabilisation à risques est portée par une augmentation des recettes et celles des recettes fiscales même si la croissance est faible d’un côté et une compression importante des dépenses salariales et des investissements publics de l’autre côté. Cette dynamique sera sous forte tension pour l’année 2024 dans la mesure où les prévisions des recettes sont en baisse et la faible croissance des investissements va peser encore plus sur les recettes fiscales futures.

Le second aspect évoqué pour expliquer cette résilience de l’économie tunisienne au cours de l’année 2023 concerne la stabilisation des comptes extérieurs et la baisse du déficit du compte courant. Il faut mentionner une importante amélioration des échanges extérieurs avec une augmentation des exportations de 7,9% et une baisse des importations de -4,4% au cours de l’année 2023. Ainsi, le déficit commercial a baissé passant de 25,2 à 17 milliards de dinars entre 2022 et 2023 ce qui a entraîné une amélioration du taux de couverture qui est passé de 69,5 à 78,4% au cours de la même période.

Mais cette amélioration comporte également des risques avec une progression des exportations moins marquée au cours de l’année 2023 par rapport à l’année 2022 (7,9% contre 23,4%). Le second motif de préoccupation concerne la baisse des importations de matières premières et demi-produits (-7,3%) et la faible augmentation de celles des équipements et des biens de consommation (+2,9% et +1,8%). La baisse significative des importations des produits énergétiques (-10,8%) est également notable.

En effet, il faut noter que le déficit énergétique est le plus important poste avec près de 56,6% du total en 2023. Un déficit qui s’est creusé au fil des années depuis 2017 en dépit d’une relative modération des prix mondiaux après le pic en 2022 dû à la guerre en Ukraine. Même si les importations ont augmenté à un rythme très élevé, 19,3% au cours des huit premiers mois de l’année 2023, la baisse des cours des importations tunisiennes a été de 18,8% au cours de la même période ce qui a contribué à une relative stabilité du déficit énergétique en Tunisie. Mais les deux plus grands défis face à ce déficit concernent la production énergétique en net recul et les progrès en matière de transition énergétique qui restent très faibles.

On peut également souligner l’amélioration des termes de l’échange en faveur des exportations tunisiennes notamment de certains produits comme les équipements électriques, les textiles et les huiles qui ont participé à cette réduction du déficit commercial. L’atténuation du déficit commercial ainsi que l’accroissement des recettes touristiques et des transferts des Tunisiens à l’étranger ont contribué à une importante réduction du déficit de la balance courante qui a baissé de 7,2% du PIB au cours des neuf premiers mois de l’année 2022 à 2,2% et devrait terminer l’année autour de 4% du PIB.

Les recettes touristiques ont enregistré au cours de l’année 2023 des niveaux records avec une progression à la fin du mois d’août de 47% par rapport à la même période au cours de l’année 2022. Les transferts des Tunisiens à l’étranger ont été moins vigoureux avec une croissance annuelle de 5,1%.

L’amélioration du déficit courant a permis de maintenir les réserves de change à 119 jours d’importations en septembre 2023 et de réduire les tensions liées à la mobilisation des financements extérieurs.

La résilience ou la stabilisation des comptes externes présente de grandes fragilités comme celle des finances publiques. Cette dynamique est portée par la faible progression des importations des biens d’équipement et de demi-produits qui va peser sur les investissements et la croissance et celles de l’énergie et des biens de consommation qui va nourrir les pénuries.

Le troisième facteur évoqué pour justifier la résilience concerne la baisse relative de l’inflation après des pics en début d’année 2023 qui laissaient craindre le pire. L’inflation a dépassé en début d’année un taux à deux chiffres soit 10,4% en février 2023 et devrait s’établir à 9,3% à la fin de l’année 2023 contre 8,3% en 2022. Cette stabilisation s’explique par une baisse des prix des produits importés ainsi qu’une baisse de la consommation.

Mais, en dépit de cette stabilisation, le niveau de l’inflation reste élevé et surtout porté par la hausse des produits alimentaires qui ont connu une croissance annuelle supérieure à la moyenne et se situant autour de 12,3% au cours de l’année 2023. Ce sont les produits de première nécessité qui sont au cœur de cette dynamique avec une progression de 35% pour le café en poudre, de 26,6% pour les viandes bovines, de 25,1% pour les huiles alimentaires, de 14,1% pour les légumes frais et de 12,5% pour les fruits frais. Ces augmentations ont été une source de préoccupation et de griefs sociaux importants. La réponse administrative du gouvernement basée sur une fixation des prix de certains produits et la lutte contre la spéculation n’a pas favorisé une baisse significative des prix des produits alimentaires.

Enfin, le quatrième élément évoqué, lorsqu’on parle de ce répit relatif au cours de l’année 2023, concerne la dette. Le respect de nos engagements en matière d’endettement a été le principal argument évoqué par les autorités pour justifier l’argument de résilience. Cet argument est d’autant plus important que le risque de défaut souverain a été évoqué par beaucoup d’experts et d’agences de risque tout au long de l’année 2023 particulièrement en l’absence d’un accord avec le FMI qui ouvrirait les possibilités de financement international.

Or, la dynamique de la dette au cours de l’année a montré une baisse de son poids dans le PIB qui est passé de 79,8% en 2022 à 76,9% en 2023. Selon les prévisions du gouvernement, cette baisse devrait se poursuivre au cours de l’année 2024 et ce ratio devrait se situer autour de 74,9%.

Mais, en dépit de cette baisse, le niveau de la dette publique reste élevé et constitue un important élément de risque particulièrement du fait de la difficulté d’accès aux financements internationaux. Parallèlement à la dette publique et à son service, il faut également mentionner les arriérés de paiement de l’Etat aux entreprises publiques et aux Offices publics ainsi que leurs dettes locales ou internationales garanties par l’Etat.

La lecture de ces éléments nous a permis de ressortir la dynamique de la stabilisation ou de la résilience en cours dans l’économie tunisienne au cours de l’année 2023. Il s’agit d’une réponse classique et qui met l’accent sur une dynamique et des choix de politique économique conservateurs qui cherchent désespérément à maintenir « la tête hors de l’eau » et à défendre avec ténacité les grands équilibres macroéconomiques et éloigner le scénario du pire. Elle s’est donné, comme priorités, la maîtrise des dépenses publiques par le biais d’une contraction de la masse salariale et des investissements ainsi qu’un accroissement des recettes fiscales. En même temps, elle a été à l’origine d’une contraction des importations des biens d’équipement, des semi-produits et des biens de consommation ce qui a pesé sur les investissements et a nourri les importations.

Cette stratégie conservatrice s’est éloignée d’une autre stratégie de l’audace qui aurait mis l’accent sur une relance de la croissance et de l’investissement pour corriger les grands déséquilibres macroéconomiques et mettre l’économie nationale sur un sentier de croissance vigoureuse.

Les fragilités de la résilience et leur coût

Cette stratégie conservatrice, si elle réussit à maintenir une relative stabilité des grands équilibres, a été à l’origine de nouvelles fragilités qui vont peser sur sa dynamique au cours de cette année.

Le premier facteur de risque pour l’économie tunisienne concerne la fragilité de la croissance et son incapacité à engager le pays sur un sentier de croissance forte. Depuis 2019, la dynamique récessionniste n’a fait que se renforcer du fait des choix conservateurs des politiques économiques. En effet, cette panne de la croissance remonte à l’année 2019 avec un taux annuel de 1,9% qui est le plus faible depuis 2011. Cette performance nous a engagés dans « la trappe des pays à croissance faible et fragile » et qui s’explique par la conjonction des chocs globaux avec des choix conservateurs et frileux de politique économique. La pandémie du Covid-19 a eu un effet majeur sur la croissance avec la récession la plus forte dans l’histoire de notre pays et une croissance qui s’est située à -8,6% en 2020 suive d’une reprise technique des plus faibles dans les pays de la région qui était de 4,6% en 2021. Mais cette tendance baissière va reprendre ses droits en 2022 avec un taux de croissance de 2,6%.

Le ralentissement de la croissance se poursuivra au cours de l’année 2023 et devrait se situer autour de 1,2% nettement en dessous des prévisions de la Loi de finances 2023 qui le situait à 1,9%. Cette tendance devrait continuer au cours de l’année 2024 et les estimations de la Loi de finances la situent à 2,1%. Mais, la trajectoire de la croissance au cours de l’année 2023 porte deux grandes sources d’inquiétude. La première concerne sa détérioration trimestrielle avec des taux de 0,5% lors du premier trimestre, de -1,1% lors du second et de 0,1% lors du troisième.

La seconde source d’inquiétude concerne sa composition sectorielle avec une détérioration importante de la part du secteur agricole dont la croissance a été de -16,4% au cours du troisième trimestre de l’année 2023. Ces performances sont la conséquence des sécheresses et de la baisse de la pluviométrie et de l’impact du changement climatique qui commence à frapper la Tunisie de plein fouet.

Les chocs externes, les choix conservateurs et les effets des changements climatiques sont à l’origine du maintien de la Tunisie dans la trappe de la croissance faible et fragile qui pourrait peser sur sa stabilité et sa résilience au cours de l’année 2024.

Le second facteur de risque de cet environnement économique morose est d’ordre social et concerne le maintien du taux de chômage à un niveau très élevé. Le taux de chômage a connu une augmentation au cours du troisième trimestre 2023 en passant de 15,6% au second trimestre à 15,8%.

Dans l’analyse des résultats du chômage, il faut mentionner deux motifs d’inquiétude. Le premier est relatif au chômage des jeunes (15-24 ans) qui a atteint 39,1% au cours du troisième trimestre et celui des diplômés de l’enseignement du supérieur qui s’est situé à 24,6% au cours du troisième trimestre de 2023. Cette augmentation du chômage nourrit l’émigration illégale ainsi que celle de la fuite des cerveaux des cadres et pourrait peser sur la stabilité politique.

Le troisième facteur de risque est lié à l’affaissement de l’investissement qui constitue un élément essentiel des dynamiques de croissance et de développement. Le recul des investissements constitue un véritable sujet de préoccupation du fait de ces effets sur la croissance et de sa signification quant à la confiance en l’avenir. Au cours des dix premiers mois de l’année 2023, le montant des investissements a diminué de -2,3% par rapport à la même période en 2022. Par ailleurs, il faut noter une baisse plus marquée des investissements agricoles avec une forte réduction des projets approuvés de -27,2% au cours des dix premiers mois de l’année par rapport à l’année 2022. La baisse des investissements est encore plus marquée sur une période plus longue et elle passe de 6 à 3% du PIB entre 2016 et 2022.

Le quatrième facteur de préoccupation et d’inquiétude est celui des pénuries des produits de base du fait de la baisse de la production locale ou de la réduction des importations pour faire face aux difficultés de la balance courante. Il s’agit d’un phénomène nouveau dans le vécu des Tunisiens et qui a touché des aliments de base dont les céréales, le sucre, le lait et les médicaments.

Les crises financières et l’endettement des Offices qui ont le contrôle des importations des produits de base sont à l’origine de ces difficultés d’importation et des pénuries. Le maintien d’une stabilité des prix des produits importés pour le consommateur en dépit de leur fluctuation sur les marchés mondiaux est à l’origine des difficultés financières et de l’endettement de ces Offices. Ces difficultés ne font que croître du fait de l’incapacité de l’Etat à couvrir le différentiel entre les prix mondiaux et les prix de mise sur le marché local.

Enfin, le cinquième facteur de préoccupation concerne l’accélération des effets du changement climatique et particulièrement de la sécheresse. Cette situation a commencé à peser de tout son poids sur l’agriculture et particulièrement les cultures céréalières qui ont connu une baisse importante de la production au cours de l’année 2023 qui s’est traduite par une croissance sans précédent du déficit, conséquence du recours à une augmentation de l’importation pour subvenir aux besoins du marché local.

L’analyse des développements économiques récents nous a permis, en dépit d’une relative résilience, de mettre l’accent sur la grande fragilité et les tensions qui pèsent sur l’économie tunisienne et qui continueront à peser sur sa trajectoire future. Le plus grand défi de l’économie tunisienne est d’échapper à son enlisement progressif dans une stagnation structurelle dont les principales conséquences sont la perte de compétitivité et la dérive des grands équilibres macroéconomiques. Cette stagnation a été renforcée par les chocs globaux et les conséquences d’une géoéconomie incertaine et risquée et de choix conservateurs et frileux en matière de politique économique.

La sortie de cet enlisement passe par la définition d’un programme de sauvetage et de relance audacieux et capable de rétablir les grands équilibres macroéconomiques. Ce programme devrait également favoriser une sortie de la trappe des pays intermédiaires et de la spécialisation dans les secteurs à faible valeur ajoutée et ouvrir la voie à un véritable « saut structurel » dans les nouvelles activités industrielles 4.0.

Les réformes, la transformation structurelle, la productivité, la compétitivité doivent être au cœur d’un nouveau projet pour une nouvelle décennie de croissance forte et de prospérité afin de rétablir la confiance, reconstruire le contrat social et fonder une nouvelle expérience historique.

La question posée dans ce chapitre est relative à la capacité de la Tunisie à reproduire le scénario de la résilience fragile en l’absence d’un projet de transformation audacieuse.

Les scénarios de 2024

Dans l’analyse de la trajectoire de l’économie tunisienne au cours de l’année 2024, plusieurs scénarios ont été étudiés pour permettre à l’Etat de faire face à son besoin de financement et boucler le budget. L’analyse de ces différents scénarios est basée sur un modèle mathématique de la famille des modèles d’équilibre général calculable. L’intérêt de ce modèle réside dans sa capacité à estimer l’impact de chacun des scénarios et des options de bouclage du budget sur les principales grandeurs économiques.

La question essentielle pour les pouvoirs publics au cours de l’année 2024 concerne la mobilisation des ressources nécessaires afin de faire face aux besoins de financement et pour le bouclage du budget en l’absence d’un accord avec le FMI. Nous avons examiné plusieurs options dont nous présentons les résultats les plus importants :

Option 1 : Le scénario de base qui a été adopté dans la préparation de la Loi des finances 2024,

Option 2 : La réduction des investissements publics qui deviennent la variable d’ajustement pour faire face aux besoins de financement,

Option 3 : L’augmentation des recettes fiscales notamment par une amélioration de l’efficience de la collecte,

Option 4 : L’augmentation de la pression fiscale indirecte notamment par une amélioration de la collecte de la TVA,

Option 5 : La réduction des subventions et un accroissement de la fiscalité indirecte,

Option 6 : Une dévaluation de la monnaie nationale.

La résilience en 2024

Les résultats des simulations des différentes options sont présentés comme suit :

En matière de croissance, les différentes options ne favorisent pas une relance de la croissance et maintiennent la Tunisie dans la trappe de la croissance fragile. Seul le scénario d’une dévaluation de la monnaie nous permet d’enregistrer une croissance forte suite à une forte relance des exportations. Cette fragilité de la croissance et sa faiblesse se traduisent par le maintien du chômage à des niveaux très élevés dans tous les scénarios.

L’investissement reste un important sujet d’inquiétude dans les différentes options de politique économique avec le maintien des investissements publics sous le seuil des 3% du PIB et un investissement privé en dessous des 20%, cela maintient l’investissement total à un niveau très faible et il ne pourra donc pas jouer son rôle de locomotive de la croissance.

Dans les différents scénarios et options de politique économique, il faut souligner une relative austérité salariale avec le maintien de sa part dans le PIB stable autour de 13%. L’austérité s’observe également au niveau des subventions qui se maintiennent autour de 6% du PIB.

Les différentes options de politique économique permettent une baisse du besoin de financement de l’économie. Elles favorisent une baisse de la dette et le maintien fragile des grands équilibres macroéconomiques.

En définitive, le choix de la stabilité et de la résilience a des coûts relativement importants dans la mesure où ils nous maintiennent dans la trappe de la croissance faible et la stagnation. La croissance reste désespérément atone, les investissements faibles, le chômage élevé et la prospérité lointaine.

Ces résultats justifient un changement d’option dans les choix de politique économique et la définition d’une stratégie audacieuse capable de mettre l’investissement et la croissance au centre d’une nouvelle dynamique économique.

Les chocs globaux et les risques de la résilience

Parallèlement à la fragilité de la croissance interne et aux difficultés des politiques économiques à mettre notre économie sur un sentier de croissance forte, l’incertitude et l’instabilité de l’économie mondiale au cours de 2024 sont un important facteur de risque pour notre économie. A ce niveau, il faut souligner trois importants facteurs de risques qui seront au cœur de la grande incertitude de l’économie mondiale au cours de l’année.

Le premier facteur de risque est d’ordre géoéconomique et concerne les éléments d’instabilité de l’ordre mondial. A ce niveau, même si les conséquences de la guerre en Ukraine sont moins marquées, l’apparition de nouvelles zones de tensions avec la guerre destructrice menée par l’armée israélienne à Gaza et les risques de son extension au niveau régional ainsi que les troubles en mer Rouge et leurs conséquences sur le commerce mondial sont autant de sources d’instabilité qui peuvent peser sur la croissance et renforcer les inquiétudes sur l’économie globale. Ces risques géoéconomiques sont dans deux régions essentielles pour la fourniture de deux produits majeurs pour l’économie globale, à savoir l’énergie et les produits alimentaires.

Ce risque géopolitique est renforcé par le fait que l’année 2024 sera une année électorale dans un grand nombre de pays qui représentent 60% du PIB mondial au premier rang desquels les Etats-Unis avec des perspectives de changement de priorités stratégiques et de politiques économiques.

Le second facteur de risque en provenance de l’économie mondiale est lié à cet échec persistant à générer une dynamique de croissance forte et au niveau global et de relancer ses moteurs. Selon les dernières prévisions du FMI, la croissance globale sera en baisse par rapport aux années précédentes et ne dépassera pas les 3,1% et celle des économies développées en nette baisse à 1,5% en 2024. La plus importante source d’inquiétude concerne la crise chinoise et le ralentissement structurel qu’elle connaît avec une prévision de croissance de 5,2% en 2024 loin des performances à deux chiffres qu’elle a enregistrée au début des années 2000.

Pour l’économie tunisienne, il faut mentionner la faiblesse de la croissance de ses plus importants partenaires économiques avec les prévisions de croissance de la zone euro estimées à 2,1%.

Parmi les facteurs évoqués pour expliquer l’atonie de cette croissance, il faut souligner le caractère lent du desserrement des politiques monétaires dans les principales économiques. Les deux dernières années ont été marquée par la résurgence de l’inflation dans la plupart des pays du monde entraînant de la part des banques centrales un resserrement agressif des politiques monétaires et une importante hausse des taux d’intérêt au cours de l’année 2022. Or, l’apaisement sur le front de l’inflation n’a pas été à l’origine d’une baisse des taux d’intérêt conséquente depuis la fin de l’année 2023.

Mais la politique monétaire et les facteurs conjoncturels ne sont pas les seuls éléments d’explication de cette stagnation structurelle. La baisse tendancielle de la productivité dans les grandes économies est un facteur majeur dans la baisse de la croissance et beaucoup misent sur l’accélération des innovations et l’émergence du secteur de l’intelligence artificielle pour raviver une croissance somnolente.

Le troisième facteur de risque qui va peser sur l’économie mondiale est lié à l’accélération des effets du changement climatique avec l’aggravation de la sécheresse et ses effets sur la production agricole. Ces facteurs de risque globaux et l’incertitude qu’ils génèrent vont renforcer les fragilités de l’économie tunisienne.

Les fragilités internes et les risques sur la résilience

Parallèlement aux risques globaux, des facteurs de risque internes vont peser sur la résilience de l’économie tunisienne au cours de l’année 2024. Nous avons retenu quatre facteurs majeurs de risque.

Le premier concerne le caractère désespérément faible de la croissance qui ne parvient pas, depuis 2019, à retrouver un nouveau dynamisme. Cette atonie de la croissance a été renforcée par les chocs externes et les choix conservateurs de politique économique au cours des dernières années. Or, cette faiblesse rend le rétablissement des grands équilibres macroéconomiques beaucoup plus difficile et éloigne les chemins de la prospérité. Le second facteur de risque est lié au besoin de financement des finances publiques, estimé dans la Loi de finances 2024 à 28,8 milliards de dinars dont 16,4 milliards de dinars doivent provenir de l’extérieur. La mobilisation de ces ressources externes constituera un défi majeur pour les autorités monétaires particulièrement en l’absence d’un accord avec le FMI.

Le recours au marché interne s’élève à 11,7 milliards de dinars dont 7 milliards seront octroyés par la Banque centrale via un financement direct. Ce niveau des besoins de financement est excessif et exige une véritable réforme des finances publiques pour réduire le train de vie de l’Etat et ses dépenses courantes et arbitrer en faveur des dépenses porteuses de croissance.

Le troisième grand risque est relatif aux déséquilibres du marché interne à l’origine de pénuries à répétition. Ces déséquilibres s’expliquent par la baisse de la production interne pour les produits agricoles et énergétiques et les difficultés financières des Offices et des sociétés en charge de l’importation de certains produits du fait des arriérés de paiement de l’Etat.

Ces défis exigent le développement à moyen terme de stratégies de souveraineté ouvertes mêlant l’accroissement de la production interne, la sauvegarde des filières locales pour certains produits stratégiques, et le développement accéléré de la transition énergétique.

Enfin, le quatrième risque est lié à l’accélération du changement climatique avec ses effets sur l’activité agricole et sur la croissance économique. La lutte contre la sécheresse et l’amélioration de l’efficacité et de la gestion de l’eau doivent constituer des priorités majeures des pouvoirs publics.

L’économie tunisienne traverse une période de fortes turbulences du fait de l’impact des chocs globaux et de son enfermement dans la trappe des pays intermédiaires avec une spécialisation dans les produits à faible valeur ajoutée. Pour faire face à ces crises et à ces turbulences, nous avons opté pour une quête désespérée des grands équilibres macroéconomiques à travers notamment une certaine austérité dans les dépenses salariales, les investissements publics et les subventions et un accroissement des recettes fiscales entraînant une pression fiscale des plus élevés. Cette stabilisation s’est également accompagnée d’une gestion des importations limitant celles des produits de base et des matières premières et une baisse des importations des biens d’équipement et des biens intermédiaires.

Ces choix de politique économique ont permis une certaine résilience économique au cours de l’année 2023. Mais, cette résilience est restée fragile avec une croissance atone, des investissements faibles et une multiplication des pénuries. La poursuite de ces choix renforcera la fragilité de la croissance et la vulnérabilité des grands équilibres et la faiblesse dans la résilience de l’économie.

Pour échapper à ces tensions internes et aux chocs externes, nous devons définir un nouveau projet et des choix audacieux de politique économique capables d’allier les grands équilibres macroéconomiques ainsi qu’une relance d’une croissance forte et vigoureuse par un « choc d’investissement » qui nous permettra d’effectuer un « saut structurel » qui met en cohérence l’ensemble des nouvelles niches dans les industries 4.0 que nos acteurs privés ont conquis. Ce sont ces choix audacieux qui nous permettront de retrouver la voie de la prospérité et de reconstruire le contrat social mis à mal par les crises à répétition.

H.B.H.

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