Ce départ d’une dizaine de mots, dont trois noms propres, est l’une des plus belles ouvertures de romans de la littérature française et mondiale.
«C’était à Mégara, faubourg de Carthage, dans les jardins d’Hamilcar». Lorsque la première page d’un roman démarre avec une pareille phrase, qui sonne comme un captivant appel à la lecture, vous êtes assurés de l’énorme bonheur qui vous attend. Ce départ d’une dizaine de mots, dont trois noms propres, est l’une des plus belles ouvertures de romans de la littérature française et mondiale. Elle fut naturellement admirée, commentée par des dizaines d’écrivains, de spécialistes et d’historiens littéraires (Guy de Maupassant, Yves Leclerc, Régis Jauffret, Julian Barnes, etc), cette observation devrait être gravée dans le marbre et,… pourquoi pas, figurer dans toutes les stations des cités carthaginoises de la banlieue nord de Tunis. Rêvons !
Gustave Flaubert (1821- 1880), écrivain français, l’un des plus grands romanciers de son siècle, reconnu pour sa force littéraire et la puissance de ses phrases, affilié au courant réaliste ; il a écrit Madame Bovary, Salammbô, Bouvard et Pécuchet… et une volumineuse correspondance. Il convient d’ajouter que Flaubert, qui a le don de transmettre les émotions, est l’incarnation du style. Littéralement lessivé par le procès pour atteinte aux bonnes mœurs, intenté contre Madame Bovary, le plus connu de ses romans, Flaubert voulait changer de thème, de lieux, de personnages, d’air «Je vais momentanément faire un peu d’histoire. C’est un large bouclier sous lequel on peut mettre bien des choses», confie- t-il à son ami Jules Michelet. Il séjourne à Tunis d’avril à juin 1858 pour s’imprégner du cadre de son nouveau roman Salammbô. On est loin des paysages de Madame Bovary, oubliée la Normandie, abandonné le petit village tranquille d’Yonville, imaginé par l’auteur, là où s’est déroulé la palpitante histoire d’amour entre les Bovary, dans Salammbô, l’ordre est bousculé, radicalement différent de l’ambiance et la pesanteur sereine d’Emma. Salammbô est un roman historique paru en 1862, il raconte l’histoire de la guerre qui opposa Carthage aux mercenaires, ceux-ci, engagés par Carthage, pendant la première guerre punique, se révoltèrent, furieux de ne pas avoir touché leur solde. Une histoire palpitante, animée par des personnages d’un autre temps, des paysages exotiques, des scènes captivantes, des soldats belliqueux et des chef amoureux… L’œuvre a donné lieu à des milliers de commentaires et à de multiples études. Le ton est donné dans l’incipit et dans ce qui suit, l’ouvrage commence par un festin nocturne, gargantuesque, dans les jardins d’Hamilcar, les soldats célèbrent l’anniversaire de la bataille d’Eryx, «Ils mangeaient et buvaient en pleine liberté». On y admire des couleurs d’un milieu étrange où s’exhibent la richesse, les objets d’un autre monde, des patères en or, la déesse Tanit, des mœurs et des coutumes étranges, un univers sauvage où les enfants sont sacrifiés, un collier d’or à la poitrine d’un chef, les filets de pêcheur à Malka ( l’actuel Mâalga), des barbares écrasés par la charge des éléphants , un voile, le «zaïmph» subtilisé et récupéré grâce aux charmes de Salammbô, des secrets, un serpent, un chef de guerre, des combats, bref de l’exotisme dans toute sa vigueur. Le lecteur est plongé dans un cadre historique, une couleur locale, un monde insoupçonné, où l’on croise des mercenaires, l’on découvre de grandes scènes pompeuses, haletantes et denses ; un chef de guerre fou d’amour, Mâtho épris de Salammbô, Hamilcar inspectant ses trésors et ses guerriers. La trame du roman se situe au IIIe siècle avant Jésus Christ dans la légendaire cité, pleine de péripéties, elle se termine par une phrase tragique qui boucle le roman «Ainsi mourut la fille d’Hamilcar pour avoir touché au manteau de Tanit». Entre les deux magnifiques phrases du début et de la fin de l’ouvrage, 15 chapitres passionnants, un terrible déferlement de sentiment de rage, de vengeance , un souffle de violence inouïe, un débordement du cœur et des sentiments attendent la curiosité du lecteur.
Difficile à savoir ce qui appartient à la réalité ou à la fiction dans cette poignante histoire. Avant de publier Salammbô, Flaubert consulte, se documente, passe des années à étudier et à établir sa fiction, il se nourrit des textes de Polybe, Appien, Pline, Xénophon, Plutarque, et Hippocrate pour peindre le monde antique et décrire un univers exotique sensuel et violent. «Savez-vous combien maintenant je me suis ingurgité de volumes sur Carthage ? Environ 100 !», écrit-il dans sa correspondance.
Flaubert, connu pour être un travailleur acharné, a mis près de six ans pour rédiger son roman. Il remet son manuscrit le 24 novembre 1862. «Peu de gens devineront combien il a fallu être triste pour entreprendre de ressusciter Carthage ! C’est là une Thébaïde où le dégoût de la vie moderne m’a poussé»
Salammbô a été salué par Victor Hugo, Jules Michelet et Berlioz, il rencontra un succès public et critique considérable, il est devenu un livre culte, un classique de la littérature française et mondiale. Des expositions lui ont été consacrées, des films, des bandes dessinées, il continue à captiver les publics de tous genres. Et pour finir, une citation : «Trois choses me rendent heureux : les livres que je lis, les livres que j’ai lus et les livres que je vais lire».