Avec des millions de lecteurs dans le monde entier, l’écrivain colombien Gabriel García Márquez (1927-2014) s’est affirmé comme l’un des maîtres du roman contemporain. Lauréat du prix Nobel de littérature en 1982, il est célèbre pour son style narratif poétique mais fortement influencé par les mouvements politiques et sociaux de l’époque. ‘‘Cent ans de solitude’’, proposé dans la collection de La bibliothèque de La Presse, fait partie de ses romans dont la symbolique se glisse jusque dans le titre. Il y juxtapose un cadre historique et géographique entre réalité et fantaisie, avec des références socio-culturelles de sa Colombie natale et des détails surnaturels qu’on croit vraisemblables. Grâce aux récits de la famille Buendía, le livre explore des thèmes tels que l’identité, la mémoire, la mort, le cycle de la vie et, bien sûr, la solitude. Pour aller plus loin dans votre compréhension de l’œuvre littéraire de Gabriel García Márquez, nous vous proposons cet extrait de son entretien avec le journaliste péruvien Manuel Osorio, paru dans le numéro d’octobre 1991 du Courrier de l’Unesco.
La coexistence de diverses cultures aboutit en Amérique latine à une synthèse à la fois très riche et très originale. Est-ce que les habitants du continent sont conscients de la force de ce métissage culturel ?
Mon expérience d’écrivain et mes contacts répétés avec des sociétés et des milieux politiques différents m’ont permis de mieux comprendre certains aspects de la culture latino-américaine, mais je n’ai pris conscience de ce métissage que depuis quelques années. Voyageant en Afrique, j’ai constaté de nombreuses similitudes entre certaines manifestations d’art populaire africain et celles de divers pays des Caraïbes. Cela m’a permis de voir et de comprendre plus clairement la nature de notre réalité culturelle et, de manière générale, la relation qui existe entre les éléments de diverses cultures.
On découvre ainsi en même temps le caractère national d’une culture et sa dimension universelle. Il y a là tout un tissu de liens entre les peuples dont ceux-ci ne sont pas nécessairement conscients.
N’est-ce pas là l’origine de votre romanesque et même, si l’on veut, son thème principal ?
Quand j’ai écrit mes romans, je n’étais pas vraiment conscient de l’existence de tous ces aspects pluriculturels, qui s’imposaient à moi naturellement. C’est après coup que j’ai réalisé que, sans l’avoir vraiment voulu, mes livres comportaient des éléments de métissage, qui s’y étaient progressivement introduits au cours de mon travail. Comme je l’ai déjà dit, la culture de l’Amérique latine est la résultante de plusieurs cultures qui se sont mélangées et diffusées sur l’ensemble du continent: aux cultures indigènes précolombiennes sont venues s’ajouter la culture occidentale, l’influence de l’Afrique et certains apports de l’Orient. C’est pourquoi je ne crois pas qu’on puisse parler de culture colombienne ou mexicaine. Pour ma part, j’ai cessé de me considérer comme simplement colombien : je suis avant tout latino-américain et fier de l’être. [..] Chaque pays a ses particularismes, mais ce qui compte au fond, c’est l’identité commune sous-jacente spécifique et son originalité par rapport aux autres cultures du monde.
D’où vous vient ce goût d’écrire et de raconter des histoires qui nous a valu «Cent ans de solitude», «L’Automne du patriarche», «Chronique d’une mort annoncée», «L’Amour aux temps du choléra…»?
Je crois que tout est né de la nostalgie.
Nostalgie du pays, nostalgie de l’enfance ?
Nostalgie de mon pays et nostalgie de la vie. J’ai eu une enfance extraordinaire, entourée de gens très imaginatifs et bourrés de superstitions, qui vivaient dans un monde comme embrumé et peuplé de fantasmes. Ma grand-mère, par exemple, me racontait la nuit, le plus naturellement du monde, des histoires à faire dresser les cheveux sur la tête.
Votre grand-père était apparemment un personnage quasi légendaire dans la famille. Lui aussi a été une figure de votre enfance ?
C’était un énorme vieillard qui paraissait suspendu dans le temps et la mémoire, et je l’aimais beaucoup. J’avais huit ans quand il est mort, j’en ai été désespéré. Il me racontait sa vie et tout ce qui s’était passé dans le village et dans le pays depuis des temps immémoriaux. Il me racontait en détail les guerres auxquelles il avait participé et les grands massacres des plantations bananières qui se sont produits l’année de ma naissance et ont laissé une trace durable dans l’histoire de la Colombie.
Vous êtes originaire des Caraïbes et vos livres reflètent la réalité fiévreuse et débordante de cette région. Est-ce à cela que vous attribuez ce « fantastique quotidien » qui les a rendus populaires dans le monde entier ?
Il existe aux Caraïbes une symbiose parfaite, ou en tout cas plus évidente qu’ailleurs entre l’homme, le milieu naturel et la vie quotidienne. J’ai grandi dans un village perdu au fond des marécages et de la forêt vierge, sur la côte nord de la Colombie. Pour les habitants des Caraïbes, les catastrophes naturelles et les tragédies humaines sont le pain quotidien de l’existence. [..]
J’ajoute que cet univers est fortement imprégné des mythologies importées par les esclaves, combinées aux légendes indiennes et à l’imagination andalouse. Cela donne une vision très particulière, une conception de la vie qui donne à toute chose un aspect merveilleux, et que l’on retrouve dans mes romans.