Accueil La Bibliothèque de La Presse Milan Kundera, à propos de L’Insoutenable légèreté de l’être : «toutes les histoires sont simples au début»

Milan Kundera, à propos de L’Insoutenable légèreté de l’être : «toutes les histoires sont simples au début»

 

L’écrivain tchèque naturalisé français Milan Kundera nous a quittés le 11 juillet 2023. Son œuvre est enracinée dans sa biographie et l’Histoire contemporaine. Il reconnaît que l’écriture est un moyen de dire sa fidélité à son pays, dont les idées anti-communistes l’ont séparé.

Dans L’Insoutenable légèreté de l’être, que nous proposons dans La Bibliothèque de La Presse, l’auteur raconte, à travers le sort de quelques personnages à première vue ordinaires, l’invasion de Prague par les chars russes et ses conséquences. 

Ce roman publié en 1984 séduit, aujourd’hui comme hier, un très large public aux quatre coins du globe. On ne cesse de le redécouvrir à la lumière d’époques et de situations diverses, notamment avec le contexte actuel de la guerre en Ukraine. A travers l’histoire intime du couple, l’écrivain réfléchit aussi sur l’Europe et son avenir improbable.

Milan Kundera était l’invité, en 1984, des «Matinées de France Culture» à l’occasion de la sortie de ce roman. Voici un extrait de l’interview lors de cette émission produite par Roger Vrigny et Christian Giudicelli et qui figure dans les archives de Radio France. Je me souviens de notre première rencontre à propos de La Plaisanterie que vous avez publié en traduction française. C’était au moment des événements qui déchiraient votre pays, la Tchécoslovaquie. Je me souviens aussi des questions que nous avons posées à cette occasion, des réponses que vous m’avez faites en me disant que vous étiez de passage à Paris et qu’il fallait retourner car c’étaient les événements de 68, que votre place était là-bas. Ces événements que nous retrouvons dans ce roman.  Cette rencontre reste tout à fait gravée pour moi car c’est la première fois que j’ai senti à quel point le destin d’un écrivain confronté à l’histoire qu’il vivait pouvait jouer un rôle très important, alors que, nous occidentaux, notre vision de la littérature n’est pas en prise directe avec l’événement. Mais, là, j’ai devant moi un écrivain qui était sur l’histoire, qui était avec l’histoire dont vous parlez souvent et qu’on retrouve dans ce roman. Mais nous aimerions bien avant de commencer la conversation que Milan Kundera nous éclaire sur la signification de ce titre. Quel est le sens du mot légèreté de l’être ?

C’est une formule magique. Je pense toujours qu’il ne faut pas tricher avec le titre, que le titre doit vraiment répondre au contenu du livre, ce qui est très difficile. C’est toujours très difficile de résumer dans trois mots le thème. Mais, quand même, au moins, je peux dire que c’est un des thèmes du livre, c’est-à-dire cette question métaphysique : si la vie est quelque chose qui pèse ou si la vie est quelque chose qui ne pèse pas. C’est pourquoi ça commence par cette fameuse réflexion de Nietzsche sur l’éternel retour. Qu’est-ce que c’est la vie sans éternel retour ? C’est certainement quelque chose qui ne pèse pas beaucoup, parce que tout ce que nous vivons passe tout de suite. Et tout d’un coup, on recommence à souffrir, non pas par le poids des drames qui nous écrasent, mais par une autre chose, par le contraire, c’est-à-dire par l’insignifiance de tout ce que nous vivons. Alors, on se demande sans cesse si on souffre par l’insignifiance de notre vie ou est-ce qu’on souffre par le poids dramatique de notre vie. Bien sûr, on ne trouvera jamais la réponse à cette question parce que les questions métaphysiques ou les questions de l’existence humaine sont toujours des questions sans réponse. Le rôle du romancier est plutôt de formuler, d’écrire, de voir tous les côtés d’une telle question comme par exemple la question de « l’insoutenable légèreté de l’être » qui peut dans chaque moment se transformer en douce légèreté de l’être.

Comment avez-vous conçu la composition du livre ?

C’est une histoire à laquelle je pense depuis, je crois, 25 ans. Cette histoire est très simple. Toutes les histoires sont simples et commencent à être difficiles dès que vous commencez à les interroger et dès que vous commencez à les voir comme des énigmes. C’est-à-dire exactement pourquoi, tout d’un coup, ce Don Juan découvre en soi un Tristan ? Qu’est-ce que c’est être un Don Juan et qu’est-ce que c’est être un Tristan ? Qu’est-ce que c’est que cette coïncidence ? Est-ce qu’il aime vraiment cette jeune fille ou est-ce que c’est une hystérie de quelqu’un qui se disait qu’il a besoin d’amour et qui l’a inventé. Pour lui, il ne sait jamais si c’est vrai ou pas. Dans la vie, nous sommes tous, quand nous vivons nos propres histoires privées, toujours plongés dans cette incertitude, n’est-ce pas ? Alors, dès que vous commencez à interroger une histoire la plus simple, bien que cette histoire ne soit pas tellement simple, alors elle perd tout de suite sa simplicité et chaque situation devient un petit mystère. Et, si ça devient un petit mystère, vous devez interroger ce mystère. C’est pourquoi vous ne pouvez pas seulement raconter cette histoire. Vous devez aussi penser cette histoire, n’est-ce pas ?

Ces aventures arbitraires privées acquièrent une vaste nécessité et on a le réseau de toutes les histoires individuelles intégrées au réseau des histoires du monde. Qu’est-ce que vous pensez de ce commentaire ?

Je suis d’accord avec le commentaire. Ma première idée c’était écrire un roman sur deux femmes. C’était un peu mon pari de faire baser un roman sur  une histoire d’amour très simple […] Mais, mon ambition, c’est de faire ramifier cette histoire dans le moment que l’Europe vit aujourd’hui. Cette histoire intime, avec ses problèmes intimes, s’est jointe aux problèmes du destin de l’Europe qui entre dans une phase tout à fait spéciale, c’est-à-dire dans la phase où l’Europe pense pour la première fois, et ce, d’une façon tout à fait collective, comme une certitude de masse, la question de sa fin possible.

C’est là le sens aussi de ce livre et, de ce qu’il signifie, effectivement, nous vivons un moment où l’Europe peut mourir…

Exactement. Dans ce roman, elle meurt dans deux lieux différents. Le premier couple Teresa /Thomas est dans une fuite. Ils sont d’abord à Prague, puis en Suisse puis encore à Prague. Ils perdent leurs emplois, ils sont déclassés, ensuite ils fuient dans un petit village complètement en dehors de l’Histoire, en dehors du monde. Alors, ils trouvent un certain bonheur parce qu’ils vivent en dehors de l’Histoire. Mais  cette Tchécoslovaquie, cette Prague, qui était au XIVe siècle le vrai centre de l’Europe intellectuelle, qui était toujours une grande ville occidentale, n’est plus heureuse ou cesse être heureuse. C’est un pays qui est russifié, qui est orientalisée. L’Occident qui se pensait toujours capable de coloniser les  autres, tout d’un coup,  ne se rend même pas compte qu’une grande partie, une partie très célèbre de l’Occident, est complètement, brutalement colonisée et mise à mort. Alors, cette mise à mort concrète de l’Europe se passe où finit l’histoire intime de ce roman. De l’autre côté, l’Europe pas encore occupée, l’Europe qu’on appelle occidentale, doit se poser les mêmes questions d’une façon beaucoup plus nuancée,  pas dans cette brutalité. Cette Europe, elle aussi encerclée, commence à douter de l’avenir. Elle commence à douter du progrès parce que, tout d’un coup, la question ne se pose pas si l’Europe sera  gauche ou si l’Europe sera droite. La question qui se pose, c’est si  l’Europe sera ou ne sera pas. Alors, c’est vraiment un changement de la situation de tous les Européens.

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