Accueil A la une Hamadi Tizaoui, Géographe-économiste à La Presse : «Favoriser un véritable échange entre le marché du travail et l’université, pour lutter contre le chômage des diplômés»

Hamadi Tizaoui, Géographe-économiste à La Presse : «Favoriser un véritable échange entre le marché du travail et l’université, pour lutter contre le chômage des diplômés»

 

Le chômage des diplômés est un fléau qui sévit en Afrique. Etant un véritable fardeau pour les économies africaines, la résolution de ce fléau passe impérativement par une nouvelle mise en perspective qui replace le jeune diplômé au sein de son écosystème et environnement économique, social et culturel. Cette nouvelle approche est le résultat de cinq années de travail académique mené dans le cadre d’un programme initié par le consortium «Access», avec le soutien de l’université allemande de Leipzig. Dans cet entretien, le Pr Hamadi Tizaoui, membre du conseil d’administration d’Access, revient sur cette problématique majeure et nous présente les deux grands événements qui marqueront la clôture de ce programme.

Le consortium «Access», que vous présidez, organisera du 1er au 5 octobre une conférence académique qui abordera la thématique du chômage des diplômés en Afrique. Pourquoi ce choix ?

En effet, il s’agit de la conférence finale du programme qui a débuté en 2020 et qui sera clôturé en décembre 2024. La Tunisie et l’université de Tunis ont eu l’honneur d’organiser cette conférence. C’est un événement important, car il nous permet de synthétiser les résultats obtenus. A l’occasion de la clôture du programme, nous avons organisé une grande conférence et une université d’été autour de la thématique : «Le chômage des diplômés en Afrique : vers un nouveau paradigme». La thématique du chômage des diplômés et l’amélioration de leur employabilité dans les pays africains, entre autres la Tunisie, représentent le projet central du programme sur lequel nous avons travaillé pendant cinq ans.

Bien entendu, nous nous sommes concentrés sur l’Afrique, car le consortium est africain, bien qu’il soit piloté par une université européenne, celle de Leipzig. Cela nous a permis de nous focaliser sur le Maghreb, et en particulier sur la Tunisie, tout en adoptant une posture comparative par rapport à d’autres pays qui nous ressemblent, tels que le Bénin ou le Rwanda, qui comptent respectivement un peu plus de 10 millions d’habitants, qui possèdent des structures économiques comparables à la Tunisie, et qui sont des pays francophones ayant suivi une démarche similaire tant dans l’enseignement supérieur que sur le marché du travail.

Nous nous comparons également à des pays relativement plus grands comme le Nigéria (plus de 200 millions d’habitants) ou le Kenya (40 millions d’habitants). L’Afrique et particulièrement le Maghreb et la Tunisie constituent donc notre zone géographique de référence, car nous disposons de nombreuses informations à leur sujet.

A cause de l’explosion démographique que connaît ce continent, sa population active est en croissance très rapide ce qui constitue une chance et est une fenêtre si elle est judicieusement exploitée pour créer de la croissance et du bien-être. Mais les marchés de travail africains souffrent de plusieurs distorsions et ne répondent que partiellement à la demande additionnelle d’emploi générée, chaque année, ce qui produit des mouvements migratoires intenses vers l’Europe et le reste du monde à la recherche d’un emploi décent qu’on ne trouve pas sur place. Cette migration Sud-Nord touche les diplômés. Le programme «Access» se propose d’étudier ces marchés de travail dans une perspective de promotion de la formation de base des étudiants africains mais également d’une amélioration de l’ouverture aux écosystèmes économiques, sociaux et politiques locaux pour faciliter ensuite leur intégration aux marchés de travail nationaux et internationaux.

A l’occasion de cette conférence, nous avons reçu plusieurs contributions de chercheurs maghrébins (Maroc, Algérie), de l’Afrique de l’ouest (Ghana, Bénin et Nigéria) et de l’Afrique de l’Est (Rwanda et Kenya) qui vont nous permettre de comparer les situations de chômage dans différents pays, même si la taille du pays et du marché varie. Par exemple, l’Algérie compte deux millions d’étudiants alors que la Tunisie n’en compte que 300.000.

Cependant, comme en Tunisie, le problème du chômage se pose de manière très aiguë en Algérie, au Maroc et en Egypte. Il est important de rappeler que les participants à ces événements proviennent de divers horizons : économistes, gestionnaires, anthropologues, géographes, et même psychologues, qui sont présents pour étudier la prédisposition à l’emploi à l’échelle individuelle.

A vrai dire, toutes les sciences sociales seront représentées, car le chômage des diplômés est une question complexe qui interpelle l’ensemble des sciences sociales. L’université allemande de Leipzig (Région de la Saxonne, Ex-Allemagne de l’Est), partenaire privilégié, et, pilote d’«Access», nous rejoint également. Son expertise nous a été bénéfique et d’un apport qualitatif d’autant plus que l’expérience allemande dans le combat du chômage surtout celui des diplômés est exemplaire en Europe et ailleurs.

En se référant aux statistiques, on s’aperçoit que le chômage est une problématique qui touche particulièrement les pays sous-développés. Quelles en sont les principales causes ?

Comme vous venez de le souligner, le chômage est un problème qui se pose pour les pays sous-développés. Dans les pays développés, comme en Europe, en Amérique du Nord ou même en Asie du Sud-Est, plus le capital scolaire est élevé, plus on est diplômé, plus il est facile de décrocher un travail. C’est un fait ! Dans ces pays, les diplômés intègrent très facilement le marché du travail, même si, pour certaines spécialités, les offres d’emploi peuvent être plus rares. Alors, pourquoi ce problème est-il apparu dans les pays sous-développés ? Tout d’abord, il faut noter qu’il ne s’agit pas d’un phénomène ancien. Il est relativement récent, puisqu’il est apparu au cours des 30 dernières années, lors de la mise en place des systèmes de formation universitaire dans ces pays.

En Tunisie, par exemple, l’université a été créée il y a environ cinquante ans (1958), et on a commencé à former de plus en plus de ressources humaines qualifiées dans tous les domaines. Mais les universités africaines ont suivi une approche de massification, pour des raisons politiques, étant donné que les systèmes politiques à travers l’Afrique ont travaillé à la généralisation de l’enseignement à tous les niveaux entre autres au niveau de l’enseignement supérieur. Ces pays se sont donc retrouvés avec des centaines de milliers d’étudiants, qui se déversent sur des marchés d’emploi incapables de les absorber, notamment dans le contexte des années 80 avec le retour du néolibéralisme.

Le secteur privé n’était pas en mesure de créer suffisamment de postes d’emploi pour les diplômés de l’enseignement supérieur, notamment dans certaines filières, comme les sciences sociales, les lettres et les arts (alors que des secteurs comme la médecine ou les sciences techniques souffrent beaucoup moins du chômage). Le programme que nous venons d’achever a démontré que le problème ne se pose pas uniquement au niveau macroéconomique, mais aussi au niveau microéconomique, c’est-à- dire au niveau individuel, et au niveau méso-économique, c’est-à-dire familial et social. Le chômage traduit donc un problème d’adéquation entre la formation académique et le marché de l’emploi. C’est la première cause, et cela est devenu une caractéristique de tous les pays sous-développés : des universités qui forment des jeunes dont les compétences ne correspondent pas ou peu aux besoins et aux attentes du marché du travail.

Mais notre programme a également, montré qu’au-delà de ce contexte général, il est nécessaire de se pencher sur l’individu pour comprendre les raisons qui l’ont poussé à choisir une filière particulière, et pour examiner l’influence de la famille et du système social dans ses choix qui détermineront après son niveau de formation et d’employabilité.

En Tunisie, par exemple, avec le système d’orientation, les familles exercent une pression importante pour inciter leurs progénitures à choisir, au niveau du bac, et même avant, certaines filières dites à forte employabilité et d’éviter celles perçus, à tort ou à raison, comme peu prometteuses sur le marché du travail. Le programme de recherche fondamentale d’«Access» qui a engagé 15 doctorants, dont trois Tunisiens (deux filles et un garçon) pour préparer des thèses, en anglais, a abouti à des résultats de recherche tangibles. Ils seront débattus lors de la conférence et de l’école d’été qui se dérouleront les 1-5 octobre à Hammamet et à Tunis. Leurs résultats aboutiront sans doute à améliorer le diagnostic du problème du chômage des diplômés en Afrique et en Tunisie et aideront probablement à mieux le résoudre en implémentant les plans et les actions les plus adéquates et les plus pertinentes, efficaces et efficientes.

On parle donc d’une inadéquation entre les systèmes de formation universitaires africains et le marché du travail. De quelle façon faut-il orienter les réformes pour résoudre ce problème ?

L’adéquation entre la formation universitaire et les besoins du marché de l’emploi constitue un défi pour tous les pays africains, dont la Tunisie. C’est l’un des axes sur lesquels nous avons travaillé dans le cadre du programme. Si ce constat fait consensus entre toutes les parties prenantes, notre programme a permis d’aller plus loin dans la réflexion. Par exemple, les enquêtes sur l’emploi réalisées chaque année par l’Iace montrent qu’en Tunisie il existe de nombreux profils demandés sur le marché du travail mais qui sont difficiles à trouver. Si ce diagnostic est partagé par les décideurs, les pouvoirs publics et les chercheurs, l’important est désormais de se concentrer sur la méthodologie, c’est-à-dire sur la manière d’assurer ce matching entre formation et emploi.

Le programme recommande une approche intégrée, qui inclut le système universitaire non seulement dans l’écosystème économique, mais aussi dans l’écosystème social, politique et culturel. Cette intégration est cruciale pour instaurer un échange authentique entre le marché du travail et l’université. Sans cet échange, les deux mondes resteront isolés et le dialogue ne pourra pas s’instaurer. Car, à travers ce dialogue, une interaction est attendue. Son résultat est une connaissance mutuelle des besoins des uns et des autres, et un enrichissement et de l’écosystème universitaires et de celui économique, social et culturel ce qui institue pour les diplômés futurs ou en exercice, un environnement d’apprentissage à vie qui s’exerce dans le monde du travail : dans l’entreprise économique et au-delà.

Il est également essentiel de s’inspirer des bonnes pratiques des pays développés, comme l’Allemagne, qui a su intégrer le système universitaire dans son environnement économique, culturel et social. Par exemple, dans les universités allemandes, les entreprises, les associations et même les partis politiques sont présents dans l’université et d’une façon institutionnelle et structurelle sur les campus, à travers les centres de carrière, et en dialogue constant, ce qui permet de parvenir à une concordance entre la formation et le marché du travail.

En outre, ces pays se positionnent par rapport à l’international. L’Allemagne est le premier exportateur européen et veut conforter sa position en insistant sur son système universitaire et de formation à réaliser et asseoir ce leadership économique. Cela est important pour nous, car nous avons une économie très ouverte. Nous sommes l’un des pays les plus ouverts dans la région et très intégré dans le marché européen et mondial.

Cette ouverture doit se refléter dans nos formations et nos cursus. Il ne faut pas oublier que la Tunisie compte un grand nombre d’entreprises offshore (autour de 3.000 PME très dynamiques qui réalisent un peu plus de 80% de nos exportations totales). Des compétences comme la maîtrise des langues étrangères ou l’ouverture sur les valeurs universelles (démocratie libérale et citoyenneté) sont cruciales pour permettre aux diplômés d’intégrer ces entreprises. Le programme «Access» se propose de renforcer ces softs et medium skills en développant des méthodes et des techniques les plus innovantes comme les e-learning, l’e-coaching, les services learning et la planification stratégiques pour les universités et établissements d’enseignement supérieur (EES) africains.

Les ateliers qui seront organisés dans le cadre de l’université d’été porteront sur les techniques innovantes d’enseignement académique. Pouvez-vous nous en dire davantage ?

Le consortium «Access» a travaillé sur deux axes principaux : d’abord, la recherche fondamentale, à laquelle plus de 70% de notre budget ont été consacrés pour financer les recherches d’une quinzaine de doctorants africains, dont trois Tunisiens. Ensuite, la deuxième composante, qui est tout aussi importante, concerne le renforcement des capacités de tous les intervenants dans les EES africains : enseignants, chercheurs, doctorants et personnels divers.

En outre, «Access» a développé un programme de réseautage des universités au sein des pays appartenant au consortium. Toutes ces activités, surtout celle de la recherche fondamentale, visent à enseigner aux jeunes doctorants des méthodologies de recherche innovantes, adaptées aux contextes africains. Par exemple, pour étudier le développement de l’économie informelle, un phénomène clé et spécifique au continent africain, nous leur enseignons des méthodes d’enquête de terrain adaptées.

Des ateliers sur l’entrepreneuriat et la création de startup, animés par des experts allemands, mettront également l’accent sur le rôle que jouent les startup dans la réduction du chômage dans ces pays. Pour ce faire, le programme «Access» a associé une association pour accomplir cette tâche (Agea : Africain German Entrepreneurship Academy). D’autres ateliers, présidés par des professeurs tunisiens et européens, aborderont des thèmes comme le e-learning et le e-coaching le service learning.

Ces sujets nous intéressent, car il est important de comprendre comment intégrer ces nouvelles méthodes dans nos universités. Un autre concept innovant, que je trouve particulièrement intéressant, est celui du service learning, un concept américain largement adopté en Europe, et notamment en Allemagne.

Il vise à repositionner l’apprentissage tout au long de la vie. Selon ce concept, une fois qu’un individu intègre le marché du travail, il doit rester à l’écoute de son entreprise et sa société pour améliorer continuellement ses compétences. Il sera toujours dans un campus ; mais cette fois-ci sans mur et tout au long de sa vie ! Ces méthodologies ont été mises en place depuis longtemps dans les universités allemandes, qui peuvent ainsi nous faire bénéficier de leur retour d’expérience.

Une fois clôturé, le programme «Access» sera-t-il reconduit ?

D’après les retours de nos bailleurs de fonds, nous sommes relativement optimistes quant à la reconduction du programme. Il est possible que la Daad, notre partenaire financier principal, continue à financer le programme. En tout cas, l’université allemande, qui fait partie du consortium, est prête à lever d’autres financements, à la fois sur des projets de recherche et sur des projets pédagogiques.

Les résultats obtenus à ce jour ont été très satisfaisants. Nous avons réalisé une quinzaine de thèses de doctorat, dont certaines ont eu des impacts très concrets. Par exemple, l’une de ces thèses a démontré que les diplômés des filières de sciences sociales sont souvent pénalisés sur le marché du travail par rapport aux diplômés des sciences techniques, et ce, en raison de lacunes dans leurs compétences linguistiques ou dans des compétences transversales comme le management ou l’adaptabilité au monde professionnel.

Je pense que, sur cette base, nous pouvons réfléchir à de nouveaux projets. Nous envisageons déjà des pistes comme l’intégration des écoles de commerce dans le programme, ainsi que la mise en place d’un observatoire de l’employabilité, qui permettrait de suivre les diplômés après leur sortie de l’université pour comprendre leurs trajectoires professionnelles. Grâce aux financements disponibles et espérés, je pense que ces projets sont réalisables.

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