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Interview avec la réalisatrice bosniaque Una Gunjak : «Des moments de vérités»

 

Una Gunjak est une réalisatrice bosniaque, née à Sarajevo, en Bosnie-Herzégovine. Elle a quitté son pays à l’âge de 18 ans pour étudier en Italie et au Royaume-Uni où elle a obtenu une maîtrise en montage à la National Film and TV School (NFTS). Tout en continuant à travailler comme monteuse, Una, installée en France, se concentre actuellement sur l’écriture et la réalisation.

La réalisatrice s’est faite repérer avec son premier court-métrage «The chiken» à la Semaine de la critique de Cannes en 2014, où il a été projeté en avant-première avant d’être projeté dans plus de 300 festivals, notamment à Sundance. Son deuxième court métrage, «Salamat from Germany», a été présenté en avant-première à la Quinzaine des réalisateurs du Festival de Cannes en 2017. En 2023, elle signe son premier long métrage «Excursion» qui a ouvert le Concorso Cineasti del presente. Le film raconte l’histoire d’Iman, une adolescente de Sarajevo, qui, en quête de reconnaissance, affirme, lors d’une partie «Action ou vérité» entre collégiens, avoir fait l’amour pour la première fois. Prisonnière de son propre mensonge, elle invente une grossesse et devient le centre d’une controverse qui échappe à tout contrôle. «Des moments de vérités» (selon ses termes) est une esthétique brute et non polie, c’est ainsi que l’on peut décrire le cinéma d’Una Gunjak qui est à la fois cru et d’une grande sensibilité, poétique et audacieux et qui s’engage politiquement mais sans faire dans les slogans. Son film, sur fond de perception patriarcale et conservatiste de la société bosniaque, parle du devenir femme (et homme aussi), des bouleversements de l’adolescence, avec ses contradictions, ses découvertes, ses joies et ses blessures. Una Gunjak était parmi nous en Tunisie, à l’occasion de la sortie dans nos salles d’«Excursion». Nous l’avons rencontrée.

Vous vous inspirez fortement de questions, de thèmes et de métaphores qui habitent la société bosniaque ?

En effet, dans mon premier court-métrage «The chiken», par exemple, je me suis inspirée d’une anecdote personnelle autour d’un poulet que l’on a pu avoir en temps de guerre. J’avais à cette époque 6 ans et je voyais la campagne débarquer dans nos décors bétonnés. J’ai voulu composer autour de ça et du fait que mes parents, à l’instar de bien d’autres à cette époque, devaient se déplacer pour nous faire vivre et étaient eux-mêmes exposés aux tirs des snipers — pour parler du traumatisme de la guerre et de ce que c’est de grandir dans ce contexte.

C’est pour ça que ça a été important pour moi de restituer le son de la guerre, un son qui a accompagné mon enfance et qui constitue une grande partie de notre mémoire collective. Pour ce faire, on a dû mixer deux fois le film, car il était très difficile d’obtenir les couleurs métalliques et acides des tirs des snipers.

Dans ce même sens, c’est un fait divers, celui de la grossesse de sept jeunes filles au cours d’une excursion qui a inspiré «Excursion». Pourquoi faire un film autour de ça ?

Quand j’ai découvert ce fait divers, je travaillais avec ma productrice Amra Bakšić Čamo sur un autre projet. J’ai tout de suite vu en cela un film, je ne peux vous expliquer précisément pourquoi… Le tapage médiatique autour de cela était terrible en Bosnie et au-delà d’ailleurs et malheureusement personne ne s’intéressait au fond du problème. Je sais que je ne voulais pas d’un film moralisant, mais juste parler du corps physique confronté au corps social.

Dans «The chiken» vous avez dirigé des enfants et dans «Excursion» des adolescents. Comment ça a été de travailler avec les deux ?

Pour tourner avec des enfants, en l’occurrence deux fillettes dans «The chiken» qui jouent le rôle de deux sœurs alors qu’elles ne le sont pas dans la vraie vie, il fallait créer des situations de jeux. Je ne voulais pas qu’il y ait de parents sur le plateau de tournage car cela pouvait les perturber et j’ai fait en sorte, lors de la période de préparation, qu’elles passent le maximum de temps ensemble pour qu’elles puissent s’habituer l’une à l’autre et établir des liens. Dans la direction d’enfants je me sens très responsable par rapport à leur psychologie. Dans «Excursion», j’ai créé une fausse légèreté sur le plateau, j’étais la grande sœur avec un peu d’autorité. Je les ai mis sur un piédestal en leur accordant une certaine souplesse pendant les répétitions tout en les poussant à l’extrême. Je n’aime pas quand le jeu est statique, quand c’est de la simple lecture, que ce soit de l’exécutif, j’aime quand c’est en mouvement. Ces jeunes étaient de différents âgés entre 14 et 17 ans, il était primordial pour moi qu’ils tissent des liens entre eux. Cela fait qu’en se donnant la réplique ils répondent à une émotion et non pas uniquement à un texte et cela donne lieu à des moments de vérité. Certains ont tendance à oublier qu’un acteur est une matière vivante qu’il faut nourrir tout le temps. Au-delà du scénario, je semais des pistes qui nous ont amenés à déconstruire des scènes pour les reconstruire ensemble, d’ailleurs la moitié du texte vient d’eux.

Qu’est-ce qui vous a menée vers le cinéma ?

Je ne sais pas vraiment… C’est peut-être un hasard… J’ai commencé assez jeune à avoir le désir de faire du cinéma. Comme j’ai grandi pendant la guerre il n’y avait pas de télé, donc la magie de l’audiovisuel a commencé à opérer plus vers 13, 14 ans. Je parlais un peu l’italien et ma prof de français au lycée m’a conseillé d’aller au centre culturel français André Malraux à Sarajevo où je pouvais, à travers le visionnage de films en VHS, pratiquer le français et l’italien. J’y ai découvert le film «Allemagne année zéro» de Rossellini et je suis tout de suite tombée complètement amoureuse de l’effet de ce film sur moi, de ce qu’il a provoqué en moi comme ressentis. Je me suis sentie proche de cette esthétique néoréaliste et j’ai tout de suite voulu faire ressentir aux autres ce que j’avais ressenti en regardant le film. Après il y a eu aussi le festival de film de Sarajevo où je me suis plus encore nourrie de films, et plus j’en découvrais plus j’avais envie d’en faire.

Le propos est certes féministe dans «Excursion», mais cela va au-delà de la simple dénonciation de la perception patriarcale et du conservatisme de la société bosniaque.

Le film parle de la sexualité d’une jeune fille vécue par elle-même mais aussi par la société. Comment devenir un être sexué dans une société conservatrice. Le propos est évidemment féministe et ne peut être autrement émanant de mon être féministe qui ne cesse de se questionner, qui est vivant et évolue au-delà des étiquettes et autre marketing.

On décèle chez vous ce désir de casser les clichés en optant pour des situations complexes et des personnages aux traits nuancés.

Je rejette les définitions figées et préétablies et les étiquettes me gênent. Ce qui m’intéresse ce sont les contradictions humaines, c’est ce qui rend pour moi les gens intéressants. Inconsciemment je cherche ce qui ne se donne pas à voir. Je n’aime pas les pitchs et les messages présentés directement, je préfère ajouter des choses plus intimes, plus complexes.

Quelles sont vos références cinématographiques ?

Kieślowski m’inspire énormément. Il y a aussi Cassavetes, Kelly Reichardt, Lynne Ramsay, Andrea Arnold, Lucrecia Martel… des références très différentes entre elles mais qui touchent quelque chose qui m’est proche, entre autres leur travail avec les acteurs, surtout Cassavetes et leur manière de figer quelque chose qui va au-delà de l’histoire…

Vous accordez beaucoup d’importance au travail avec les acteurs, le théâtre vous inspire-t-il ?

J’aime beaucoup le théâtre même si je n’en ai jamais fait et j’aimerais bien parce qu’il y a beaucoup à apprendre. J’ai commencé à m’y intéresser une fois que j’ai compris la liberté qu’ils ont sur scène. Ce n’est pas que je veux faire du théâtre mais j’aimerais plutôt assister à un processus de création théâtrale pour appréhender plus l’espace et la mise en scène, je pense que cela pourrait me nourrir même plus que d’autres films.

Dans la masterclass à laquelle vous avez pris part au Cinémadart, vous avez parlé de lâcher prise dans votre processus de création. Pouvez-vous nous en dire plus ?

C’est de l’ordre de la transhumance, quelque chose qui m’est supérieur. Je serais déçue si je pouvais tout contrôler. Sans pour autant romantiser cela, je dirais que c’est quelque chose d’indéfinissable à un instant précis, qui peut émaner de nos intérêts intellectuels ou émotionnels et de nos sensibilités. J’aime bien laisser un peu d’espace à l’imprévu, car au final c’est très rare que l’on peut tout contrôler, certes c’est bien d’essayer parce que ça donne de la structure, mais il y a un moment où il faut savoir lâcher prise et suivre un peu les choses car la création n’est pas une recette.

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