Nous ne sommes pas devant des êtres exceptionnels dont les voies et le courage décriraient des parcours inspirateurs. Nous sommes plutôt dans le monde tel que nous le connaissons, truffé de ces personnalités triviales qui nous rappellent tout de suite quelqu’un de notre entourage immédiat et lacéré de fausses routes, de déceptions et, plus grave, de tristesse. Tel est le monde décrit par Mayya Ksouri qui parvient pourtant à nous captiver quand elle nous entraîne sur les traces entremêlées de ces caractères sans éclat mais qui ne sont absolument pas dénués d’intérêt. Car, aussi complexes que chacun puisse l’être, ils ne cessent pas de se débattre et de prétendre au meilleur malgré les mauvais choix et les errements.
La malédiction du corps ingrat
En vérité, Mayya Ksouri parvient à nous accrocher dès les tout premiers chapitres, non pas en nous poussant à une empathie qui s’effilocherait bien vite, mais en défiant notre intellect pour la compréhension des grands courants qui dévastent les personnages. Elle nous aide à identifier bien vite le premier de ces courants quand elle brosse le tableau dans lequel évolue son premier acteur.
Amal’ est duelle comme seules savent l’être certaines adolescentes en avance sur leur âge, tiraillée entre la conscience d’une individualité déjà foisonnante avec des signes imprécis de possibilités intellectuelles, et l’impression d’emprisonnement dans un corps ingrat. Le tout enveloppé d’un double sentiment d’exclusion ; celle des regards masculins qui ne s’attardent pas sur elle, et celle de ses camarades écolières qui la tolèrent sans l’adopter.
Une dualité qui la poursuivra durant des années et qui deviendra de plus en plus flagrante alors que son corps continue à lui échapper, à déborder. Un corps en crue, allions-nous dire, qui contraste avec une force intellectuelle intacte et annonçant la perte de la bataille tôt ou tard, l’abaissement peut-être. Car s’il faut bien que ce corps exulte, les choix ne cessent de rétrécir et les réactions des tiers le confirment. Ici, pas de prince charmant (du surnom de l’un des personnages) qu’après que l’épreuve du miroir ait tranché la question bien des années plus tard. Elle sera prise sur le fait et payera le choix du boucher auquel elle n’était bizarrement pas insensible dans une certaine mesure.
Le besoin et le subterfuge de la technique
Le second courant qui pèse comme du plomb sur les ailes des personnages de l’auteur a été pratiquement imposé à Hiba par la force des choses, quand elle se rend compte que l’heure n’a jamais cessé de tourner et qu’elle doit payer pour ses choix. Car même les gens triviaux ne sombrent pas dans la duplicité de gaieté de cœur.
L’auteur nous transporte bien des années après le lycée. Nous y retrouvons Hiba. Elle porte le voile comme toutes celles qui se veulent respectables selon les normes de Dubaï, aux Emirats, où elle vit avec sa famille. Elle est hôtesse de l’air et sait se mettre en valeur mais quelque chose ne va pas.
Hiba n’a jamais été pas aussi désemparée par son physique que l’était Amal’ malgré le fait qu’elle avait ses propres tares physiques. Sa chance, c’est une tante qui lui dévoile les secrets de l’apprêtement et des subterfuges de la technique. Elle apprend à se transformer pour donner le change et son caractère l’y aide. Forte de ses subterfuges, elle ne recule devant aucune aventure, aucune expérience. Elle perd du temps et l’horloge est imperturbable. Ses choix se limitent. Une occasion imparfaite, très imparfaite, se présente à elle. Le besoin d’avoir un époux l’emporte sur le rêve de l’époux que son cœur aurait choisi.
Elle se résout au double-face. Commence alors une duplicité mauvaise qui l’engage dans une sorte de modus vivendi où elle en arrive à manifester des sentiments, des intentions autres que celles qu’elle a réellement pour tromper ce mari qui la dépasse de plusieurs décennies, tout comme si elle était un double personnage. Une disposition dangereuse qui la noie dans les ressacs de la répulsion.
Des femmes dramatiques complètes ?
Le sens de l’homme charnel se lie au sens de l’homme spirituel pour opposer aux frêles rêveurs des idéaux révolus un homme dramatique complet, disait Emmanuel Mounier. C’est là que les personnages de l’ouvrage ont tous échoué, même les plus ‘’purs’’ d’entre eux ; tels le père idéaliste de Amal’ et sa mère qui tient la famille à bout de bras.
Mayya Ksouri nous révèle, par le truchement des heurs et malheurs de ses personnages, que nous sommes tous tiraillés par les ambivalences, les juxtapositions plus ou moins simultanées de l’amour et de la haine, du courage et de la couardise, de la loyauté et de la traîtrise… Un ouvrage parsemé de conflits de sentiments où se confrontent des couples pulsionnels opposés ; des couples qui se tissent et qui se délient et où les héroïnes improbables s’éloignent des femmes dramatiques complètes au sens de Mounier.
Sarrah O. BAKRY
L’ouvrage : « Rue d’Angleterre », 155p. mouture arabe
Par Mayya Ksouri
Editions Masciliana, 2019
Disponible à la Librairie al Kitab, Tunis.