Accueil A la une «Malédiction» de Taoufik Jebali: Écorchés jusqu’aux os !

«Malédiction» de Taoufik Jebali: Écorchés jusqu’aux os !

Par Faiza MESSAOUDI |

Au-delà du laconisme jebalien, foisonnent les idées et bifurquent en s’étalant sur la scène telle une expansion tentaculaire, captivant divers champs artistiques et abordant une pluralité de sujets.

Cet œil d’esthète exceptionnel nous rend tout justement perplexes par la force qu’il possède d’ériger une œuvre théâtrale aussi belle dans sa simplicité, aussi profonde dans sa légèreté,aussi critique dans son humour, telle que «Malédiction», avec un style lapidaire, elliptique, se contentant de bribes de phrases, d’interruptions, de blancs,afin de faire émerger la face cachée de la beauté que seuls les illuminés, les élus de la vie, pourraient révéler. Cette conscience du Beau, cette extrême sensibilité, cette capacité à toucher les valeurs essentielles de l’art sans exubérance, avec une précision et une économie des signes, n’est pas à la portée de quiconque, elle est juste propre aux élus de l’art, aux esthètes qui ont des facultés intellectuelles et spirituelles à établir une communion avec la beauté, avec la poéticité de la vie, avec la spiritualité de l’existence. Dans cette pièce, les énoncés écrasés des protagonistes, leurs propos linguistiquement condensés et appauvris sont compensés d’une satiété scénographique référant à l’image théâtrale une plasticité propre aux arts visuels, et ce,à travers l’harmonisation des formes, des volumes, des lumières, des ombres, des couleurs (costumes des protagonistes), des mouvements, des rythmes et des cadences, de façon à modeler la scène théâtrale telle une pâte, afin de former, matérialiser les pensées théâtrales esthétiquement. C’est ainsi que l’acte de condenser, en vue de révéler intensément ; dire moindre en vue de mieux suggérer, économiser pour faire exploser le sens, devient l’apanage de Taoufik Jebali, une de ses qualités artistiques.  Son esthétique de condensation des signes vise une défloration profonde du sens, et une interprétation riche multiple, illimitée. Ce procédé, exploité notamment par les plasticiens pour charger leur espace de représentation et s’exprimer de façon elliptique, se trouve exclusivement adopté par un homme de théâtre, en effet, sa sensibilité le conduit vers une nouvelle vision de la scène, un nouveau regard de l’esthétique théâtrale, pour une approche plastique de la représentation.

L’illusion de la liberté

«Renoncer à sa liberté, c’est renoncer à sa qualité d’homme» J.J.RousseauLa question qui constitue la colonne de la pièce est la suivante : l’homme qui prétend être libre est-il conscient de  sa fausse liberté, de ses illusions, de sa subordination aux systèmes inhérents à son vécu humain ? Le metteur en scène développe, formellement, scéniquement, esthétiquement une réponse négative avec une teneur de dérision. En effet, il matérialise le flou qui couvre la conscience de l’homme par ces voiles qui tombent au milieu, en créant une séparation entre le devant de la scène et ses profondeurs. Cette image rappelle le filigrane qui obstrue la vision, à mi-chemin entre clarté et opacité,  entre vérité et illusion, entre conscience et inconscience. Ces voiles tombantes sur la scène, à un certain moment de la représentation, se transforment en cordes d’oppression, d’étouffement et de mort. La pièce nous embrouille donc, car elle démentit justement notre conscience de liberté qui nous semble la plus claire, la plus achevée. Elle traite les  lacunes dans le réel humain, son quotidien, ses us et coutumes, ses pratiques festives et funéraires…afin de braquer les projecteurs sur les déficiences, les illusions, les complexes enfouis, et révèlent tous les systèmes qui nous accablent, nous conditionnent, nous façonnent, nous manipulent, nous dirigent, nous orientent, et constituent notre ombre en guise de ce qu’on appelle, en dialecte tunisien, «Etteb’aa», ce qui subordonne l’homme depuis sa naissance. La pièce nous maudit, en nous apprenant notre fausse liberté. Elle est justement notre vive Malédiction ! Elle nous dénude, nous écorche jusqu’aux os, tout en nous faisant rire, de ce rire moqueur, dérangeant, amer… Vous dites une pièce anecdotique,  comique, frêle, sympathique, klem ellil ?!!! Non ! Absolument tragique ! Le comble de la tragédie enveloppée d’humour cruel, grinçant, absurde! On se sent réellement désorientés après la représentation, on balbutie les idées et les mots, à force d’être impactés : s’agit -il d’une pièce qui puise dans l’anthropologie de l’homme et sa structure façonnée dès la naissance par les systèmes des communautés sociale, religieuse,  éthique d’où le Tunisien s’est formé, s’est impacté et s’est modelé? L’homme qui se croit libre ne se rend-il pas compte des systèmes qui déterminent son comportement, impactent sa langue, orientent ses choix. Ces systèmes constituent  «etteb’aa», la malédiction, qui manipule sa conduite, sa conscience, et sur lesquels le metteur en scène braque ses lumières. Entre les redondances annuelles, monotones, avec les présences des «Dhabbeh», «Sallekh», «El Fernak», nos souhaits de revivre ces coutumes chaque année conditionnent nos vécus. Interdit de remettre en question le sacré et de réinterroger les symboles religieux, même pas anecdotiquement. S’agit-il d’une pièce déconstructiviste qui se joue de la langue ? On remarque que le mot, à sa prononciation, prend du volume puisqu’il traîne derrière lui tout  un contexte, une histoire et un système de préjugés communs. Prenons l’exemple de l’expression minimale, réductrice, sans métaphore, sans expansions. «El Kebch Ydour»  Littéralement, cet énoncé perd son référent, mais le contenu  implicite est rendu visible— pour un spectateur tunisien— à travers l’intonation, l’articulation ou la gestuelle du protagoniste. Le discours s’éclate donc  en sapant les codes de la parole, de la communication, de la linguistique. Les protagonistes se querellent autour des termes «matar», «chté», «naou» et s’approprient chacun la légitimité et la justesse de la nomenclature de la «pluie» selon un complexe de régionalisme, or, l’arbitraire du signe, entre les signifiants et les signifiés, se trouve déjà dans la langue elle-même et a fait couler l’encre de Emile Benveniste, Henri Bergson et autres philosophes linguistes. Il se trouve qu’en sapant la langue, le propre de l’homme qui le différencie de l’animal, l’œuvre théâtrale «Malédiction-Ettabaa»  sape l’homme et son environnement social, culturel, psychologique, existentiel.

Vivre dans la beauté, c’est si simple !

La pièce aborde une dimension ontologique en inscrivant le vécu humain dans un perpétuel mal existentiel, nourri de guerre, de désolation, de ruines, d’atrocité, de monstruosité. C’est pourtant facile de vivre dans la beauté, l’amour, l’estime, l’harmonie, l’art ! La vie de l’homme est si éphémère ! C’est le passage d’une valise (les protagonistes traînent leurs valises à leur entrée sur scène), un court voyage donc, un bref séjour sur cette planète menacée et détruite. Cette jolie «terre  bleue comme une orange»  du poète Eluard, pourquoi la tacher de noir ? Pourquoi traîner derrière soi les images de la laideur, de la violence, de l’atrocité,de la guerre, s’il est plus simple de traverser les chemins de la beauté et de charger son vécu de beaux souvenirs et de belles images !? La pièce est laudative ! Elle fait l’éloge de l’art, en composant un hymne à la beauté. On le perçoit à la fin de la représentation qui  s’achève en beauté tel un enchantement. Aussi, les quelques intermèdes musicaux des compositeurs classiques au fil de la représentation supplantent les bruits et les dissonances des ustensiles et des bagatelles du quotidien. Quant à  l’évocation des illustres artistes qui ont choisi de séjourner dans les étendues de l’art et de la folie artistique, réels champs de liberté, c’est dans le but de montrer qu’ils sont si vrais, si authentiques, si indépendants, bien qu’ils soient bannis de la foule ! Cette dernière n’hésite pas à parsemer les épines sur leur chemin, rien que parce que l’artiste choisit de vivre en marge des systèmes, de créer son monde en se séparant des autres qui constituent son enfer (Sartre), à l’image de l’intellectuel dans la pièce. Cependant, la foule ne réalise pas son aliénation, sa réification sous le poids de son attachement à son entourage! Ce clivage entre l’homme ordinaire et l’artiste — le fou — tel qu’on le désigne par la masse, est assimilé, dans la pièce, à cette différence entre la cacophonie et l’euphonie, l’incohérence et l’harmonie. Justement, l’artiste tient à sa liberté parce qu’il tient à sa qualité d’homme contrairement au troupeau qui vit dans l’illusion, inconscient de sa subordination !

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