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«La politique de la Tunisie en matière pénale n’a pas à ce jour connu de réforme», déplore le directeur général du Centre des études juridiques au ministère de la Justice, le juge Mounir Ferchichi
La Presse — En collaboration avec l’Association internationale de défense des droits de l’homme et de média, l’Institut des hautes études de Tunis a organisé samedi 22 février un colloque international pour débattre d’un phénomène qui ne cesse de prendre de l’ampleur non seulement dans notre pays, mais partout dans le monde, celui du trafic de drogue chez les jeunes. Placé sous le thème «Jeunesse et stupéfiants entre la loi, les traitements sécuritaires et l’approche sociale et médicale», la rencontre a été riche en débat et en réflexions avec la participation d’un député de l’Assemblée des représentants du peuple, de juges et de magistrats, d’invités venant d’Algérie, de Libye, de France, d’experts onusiens, d’addictologues, et de représentants de la société civile et des médias, ainsi que de jeunes étudiants.
Une politique pénale à revisiter
Lors de son intervention, le directeur général du Centre des études juridiques au ministère de la Justice, le juge Mounir Ferchichi, a tenu à clarifier certains points autour du crime se rapportant au trafic de drogue : Il s’agit d’un délit compliqué, confus et imprécis, c’est un crime transnational». La solution ne réside pas dans la prévention ou la dissuasion, fait-il remarquer. À ce titre, il rappelle que la politique de la Tunisie en matière pénale n’a pas connu de réforme. De ce fait, la consommation de drogue est toujours considérée comme un crime. Paradoxalement, avant l’indépendance, la consommation de certains produits psychotropes, même chez les beys de Tunis, était autorisée.
En matière de droit comparé, l’écart est significatif entre les sanctions liées à la consommation et à la distribution de drogues dans d’autres pays, notamment en Allemagne, où l’usage de drogues légères n’est pas criminalisé. Ces pays ont opté pour «l’organisation de la consommation» selon certaines conditions. Au Québec, la consommation de la drogue est interdite pour les mineurs. En cas d’infraction à la loi, c’est le parent qui est poursuivi en justice, ce qui n’est pas le cas pour la Tunisie au vu de la loi 52 relative aux stupéfiants. Le juge Mounir Ferchichi a pointé la complexité de l’un des articles de cette loi, parlant même à ce titre de «myopie législative» au niveau de la législation dans notre pays. Il a, néanmoins, souligné qu’on a enregistré une progression dans ce contexte avec l’introduction de la peine alternative non privative de liberté pour le consommateur.
Le phénomène est en passe de menacer la paix sociale, ce qui fait de la lutte contre ce fléau une urgence, indique de son côté le député Ali Zaghdoud. Ce dernier a insisté sur l’approche multidisciplinaire dans le cadre d’une lutte qui combine les dimensions sécuritaire, sociale, médicale et culturelle.
Les établissements scolaires dépassés
Dans ce même cadre, la magistrate et chercheuse au Centre des études juridiques et judiciaires de Tunis, Rawen Ben Regaya, a expliqué, dans son intervention axée sur les enfants et la drogue dans les établissements scolaires, que ce phénomène connaît une hausse préoccupante. Elle ajoute que la consommation des produits psychotropes ne concerne plus les lycées dans les zones qualifiées de populaires, mais touche aussi les lycées des zones huppées. C’est devenu même une forme de vice. De ce fait, les établissements scolaires sont dépassés et ne sont plus en mesure de faire face à ce phénomène. Actuellement, l’état des lieux est frustrant et c’est en quelque sorte «la panique générale», d’autant que les adolescents sont plus vulnérables aux drogues. Ils sont une proie facile pour les trafiquants de drogue.
À ce propos, Rawen a soulevé certaines défaillances juridiques. Ainsi, le législateur tunisien n’a pas accordé d’importance à l’adolescent alors que la période de l’adolescence est marquée par certaines spécificités, notamment sur le plan de la conduite. «Côté statistiques, l’étude élaborée par l’unité des sciences criminelles relevant du Centre des études juridiques et judiciaires à Tunis révèle que le taux de consommation des produits psychotropes chez les adolescents (entre 13 et 18 ans) est de 57%. Le taux de ceux qui ont consommé de la drogue pour la première fois est encore plus élevé. Il est de 86,8%».
Les résultats de l’étude réalisée en 2023 par l’Institut national de la santé sont alarmants. Il s’avère que 15% des lycéens ne trouvent aucune difficulté à se procurer des substances psychotropes. Le taux des lycéens qui consomment de la drogue est de 8%. Mais, durant ces dix dernières années, le taux de consommation dans le milieu scolaire a doublé. «Tout le monde se demande aujourd’hui par quels moyens la drogue parvient aux lycéens», souligne-t-elle.
En l’absence des mesures préventives, la stagnation de la législation se rapportant à la consommation de drogue chez les jeunes et en particulier les adolescents, les enfants ne seront pas à l’abri de ce fléau, en dépit des campagnes sécuritaires menées récemment à l’encontre des trafiquants de drogue, estime la magistrate.
L’enfant qui consomme de la drogue est considéré comme une victime du monde criminel, ce qui nécessite l’intervention de toutes les structures de l’État et des mesures de prévention, d’accompagnement et de réinsertion sociale. L’enfant appartient aux groupes à risque et vulnérables. Malheureusement, peu de textes de loi sont dédiés à l’échelle nationale à ce volet, constate-t-elle. Parmi d’autres lacunes, elle regrette l’absence de cellules d’écoute dans les établissements scolaires, ce qui rend le dialogue impossible entre les lycéens et l’administration. La magistrate a pointé aussi l’absence de mécanismes d’accompagnement et d’assistance sociale à l’égard des familles des enfants victimes du trafic de drogue. En l’absence de tels mécanismes, le risque de récidive n’est pas à écarter pour l’enfant.
Pour un contrôle vigoureux des plateformes digitales
Lors de son intervention consacrée à l’impact des stratégies digitales sur l’implication des jeunes dans les réseaux de trafic de drogue nationaux et internationaux, Stephane Michot, expert et conseiller auprès des Nations unies, a expliqué que les jeunes jouent un rôle croissant dans les réseaux de trafic de drogue en tant que consommateurs et acteurs impliqués dans la chaîne de trafic. Les jeunes peuvent être recrutés comme coursiers, fournisseurs, ou vendeurs en raison de leur naïveté, de leur besoin d’argent rapide et de leur capacité à s’intégrer dans les milieux numériques. Il a, à ce titre, évoqué l’évolution des moyens de recrutement des jeunes, à l’instar des techniques de marketing et de communication ciblées.
Les réseaux sociaux constituent un terrain fertile pour les réseaux criminels qui les utilisent pour communiquer, recruter, diffuser de la propagande et même pour organiser des transactions illicites, souligne Stephane Michot. «Le Darknet et les monnaies virtuelles comme le bitcoin représentent les nouvelles tendances dans le trafic en ligne de la drogue et le blanchiment d’argent». Il a insisté sur l’importance de la sensibilisation des jeunes aux risques du trafic en ligne, l’éducation numérique et citoyenne, et plus particulièrement le rôle des parents et des enseignants en matière de prévention.
L’expert a par ailleurs recommandé une réglementation et un contrôle vigoureux des plateformes digitales pour lutter efficacement contre les activités criminelles en ligne, tout en mettant en avant l’importance de la coopération internationale entre les pays, les polices et les institutions judiciaires, ainsi que l’investissement dans les technologies de surveillance et la formation continue des forces de l’ordre. À cet effet, il a mis l’accent sur l’importance de l’approche multidisciplinaire dans cette lutte. «Les médias doivent couvrir ce phénomène de manière responsable et informative en veillant à ne pas banaliser ou glorifier les activités criminelles».