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Améliorer la productivité en redonnant goût au travail, exploiter pleinement les capacités de production sous-utilisées dans les secteurs de l’agriculture et du phosphate et accélérer la mise en œuvre des grands projets en retard — tel qu’annoncé par le gouvernement — sont, selon l’économiste Abdeljelil Bedoui, autant de mesures ayant un impact immédiat sur la croissance.
Briser les dogmes économiques qui ont montré leur inefficacité, en finir avec la crise de société qu’a connue le pays après 2011 et surtout tirer les leçons du passé : tels sont les ingrédients indispensables d’une relance économique immédiate et d’une croissance accélérée dans les années à venir. C’est en tout cas ce que pense l’économiste Abdeljelil Bedoui qui, lors d’une conférence donnée récemment à la faculté des Sciences économiques et de gestion de Tunis, a posé un diagnostic complet de l’économie tunisienne et proposé des remèdes pour sortir de l’impasse économique.
Abandonner la politique d’austérité
Selon Bedoui, le maintien d’un modèle économique expansif après 2011 a été une erreur fatale qui, motivé par des calculs politiques visant à « rassurer les partenaires étrangers », a plongé le pays dans la morosité. « La leçon qu’on peut tirer pour une relance future, c’est qu’il faut un peu neutraliser l’économie. Et il faut surtout ne pas sacrifier l’investissement et l’exportation dans une politique de relance », a-t-il ajouté, indiquant que l’enjeu réside dans cet équilibre à trouver entre la demande intérieure et la demande extérieure.
L’expérience a, également, montré que la relance exige l’abandon de la politique d’austérité, qui s’est avérée inefficace dans un contexte de crise. « La littérature est abondante sur la politique d’austérité », étaye Bedoui. Se référant au rapport de l’organisation internationale « Oxfam » sur les politiques de relance menées dans des pays voisins et concurrents, tels que le Portugal, l’Espagne et la Grèce après la grande crise de 2008, des politiques qui recouraient à l’austérité pour redresser la situation budgétaire de ces pays, le professeur a affirmé que ces mesures étaient en réalité contre-productives.
Une croissance paralysée, des inégalités exacerbées, un modèle social européen impacté… Se serrer la ceinture n’était pas une option viable, d’autant que le supposé mécanisme de « la main invisible» qui devrait conférer au marché un pouvoir régulateur n’a jamais fonctionné. «La pensée économique croit que pour relancer la croissance, il faut assainir les équilibres macroéconomiques, considérant que cela débouche automatiquement sur la relance. Or, les expériences montrent que même quand on améliore les équilibres macroéconomiques, la relance n’est pas automatique », a-t-il précisé.
Des dangers à contrer
Pour Bédoui, si la Tunisie souhaite remonter la pente, elle doit faire face à deux défis de taille : la fuite des cerveaux et la fuite des capitaux. En effet, l’hémorragie des compétences, particulièrement dans des domaines sensibles et d’avenir tels que l’ingénierie et la médecine, va, selon lui, compromettre la relance économique et le développement du pays.
Quant à la fuite des capitaux, elle prend plusieurs formes: une fuite via des canaux réguliers (dans le cas des entreprises non résidentes exportatrices, la sortie des dividendes ou encore par l’effet du changement du taux de change) ou des canaux irréguliers (traduite par la sous-estimation de la valeur des exportations et la surestimation des valeurs des importations, une faille que la Banque centrale de Tunisie (BCT) ne contrôle pas efficacement, faute d’une direction bien étoffée qui vérifie la régularité des exportations, et ce, sans oublier les transactions dans le cadre du secteur informel. Selon le professeur universitaire, il est urgent d’endiguer les déficits énergétique et hydrique, qui freinent toute perspective de relance.
L’investissement public : un effet d’entraînement avéré
Il a ensuite mis l’accent sur l’effet entraînant de l’investissement public sur la relance économique à court terme. Or, les dépenses d’investissement sont actuellement faibles en raison de la contrainte financière que l’Etat subit, notamment à cause de la hausse du service de la dette. Pour Bedoui, cette situation n’est pas une fatalité, à condition que l’Etat parvienne à augmenter ses ressources propres pour financer ses dépenses. Représentant environ 65 % du total des ressources, celles-ci devraient atteindre 95 % pour garantir une durabilité, affirme l’économiste.
L’augmentation des ressources propres est donc possible à travers la réduction de la contrainte extérieure, et ce, en adoptant des mesures rigoureuses pour compresser le déficit de la balance commerciale, qui provient en grande partie du déficit énergétique. De plus, une réforme du secteur bancaire s’impose pour renforcer la contribution des banques au financement de l’économie, actuellement en deçà des attentes. En témoigne le ratio des prêts accordés par rapport au PIB, situé aux alentours de 80 %, au moment où il dépasse les 100 % dans les pays émergents.
Selon Bedoui, la relance économique ne peut avoir lieu sans une révision du modèle économique, qu’il définit à travers trois éléments : l’insertion internationale, qui perpétue pour l’instant le modèle d’exploitation des avantages comparatifs de type statique en Tunisie ; le mode de gouvernance, longtemps basé sur une logique marchande reléguant au second plan les indicateurs sociaux ; et, enfin, un mode de croissance essentiellement extensif, intrinsèquement gaspilleur de ressources et donc épuisable. «Il faut augmenter le taux de croissance du produit et utiliser davantage les facteurs de production, en misant sur une amélioration de leur productivité», a affirmé l’économiste.
Il a, par ailleurs, pointé ce qu’il appelle «une crise de société»: «Nous insistons sur les droits en négligeant dramatiquement les devoirs. On veut des libertés sans parler des responsabilités, de l’emploi sans évoquer le travail, inciter l’investissement privé sans exiger des engagements et des objectifs à atteindre. Une société de ce type ne peut pas tenir la route […] Durant des années, nous avons vécu dans le bavardage, l’indiscipline, l’arrogance et la violence. Or, la liberté, ce n’est pas cela. On veut revenir à ce type de liberté. Eh bien, ce type de liberté est à bannir», a-t-il asséné.
Améliorer les ressources propres de l’Etat
Il a ajouté qu’à court terme, avec l’impossibilité d’envisager une augmentation substantielle des dépenses d’investissement public, l’amélioration de l’autonomie devient une priorité. Comment ? En puisant dans ce qu’il a appelé les réserves de croissance. Selon Bedoui, le travail et les revenus constituent, en ce sens, des leviers majeurs.
La productivité tunisienne, qui est 20 fois inférieure à celle des États-Unis, représente, en effet, un gisement de croissance largement sous-exploité. Ainsi, trouver des moyens pour combattre la crise du travail, redonner goût au travail, discipliner les travailleurs et favoriser leur attachement à l’entreprise, au pays et à l’administration est aujourd’hui nécessaire. La deuxième démarche à entreprendre consiste, selon l’orateur, à exploiter pleinement les capacités de production sous-utilisées, notamment dans les secteurs de l’agriculture (avec la multitude de terres abandonnées) et du phosphate ainsi qu’à accélérer la mise en œuvre des grands projets en retard.
« Cela semble être un objectif du gouvernement actuel, mais il faut veiller à leur réalisation », a-t-il commenté. À moyen et long termes, tout repose sur l’amélioration des ressources propres de l’Etat, qui devraient atteindre 85%. Cette ambition ne pourra être atteinte qu’à travers une réforme en profondeur du système fiscal, qui doit inclure le secteur informel pour garantir une plus grande équité.
Bedoui a également insisté sur la nécessité de revoir le modèle économique si la Tunisie aspire à des taux de croissance supérieurs à 5 % et 7 %. Il s’agit donc de réussir cette transition économique pour passer d’une croissance extensive à une croissance intensive dans des secteurs plus variés exploitant une main-d’œuvre qualifiée et à contenu technologique élevé. « Il faut abandonner de compter sur la logique marchande exclusivement et, revenir à une logique volontariste et, surtout, réhabiliter l’Etat. L’Etat a été massacré par le passé, par les choix néolibéraux, mais aussi par la force politique qui a gouverné le pays depuis 2011 jusqu’à 2021 qui ne croyait pas à l’Etat national », a-t-il conclu.