Le même vivier électoral séculariste, réformiste, démocrate, centriste est pour l’heure sollicité de toutes parts. Les candidats qui se réclament de cette mouvance sont les plus nombreux.
Hier, 2 septembre 2019, représente un tournant dans la vie des Tunisiens. Le pays vit sous le rythme effréné de la présidentielle. Des élections où le suspense est à son paroxysme. Personne n’est en mesure de départager les 26 postulants à Carthage. Toutefois, certains d’entre eux font figure de grands favoris. Chahed en fait partie.
Pour inaugurer sa campagne nationale, Youssef Chahed a opté pour un grand hôtel, flambant neuf au centre de la capitale. Chef de gouvernement sortant, il se lance dans la course avec une longueur d’avance. Contrairement aux autres candidats, il renouvelle un mandat. C’est le lieu qui change. En lieu et place de la Kasbah, siège du gouvernement, il cible cette fois-ci le palais de Carthage, centre du pouvoir présidentiel.
A 10h30, arrive le jeune candidat, monte sur une large estrade, il ouvre son meeting, ou plutôt un show à l’américaine. En bras de chemise, sans cravate, ni veste, sans pupitre, ni notes, un tableau immense interactif derrière lui. Il se lance avec un signe de victoire, répétant par trois fois le slogan de sa campagne, usant de superlatifs de supériorité, « Une Tunisie plus forte». Il présente son allocution d’une quarantaine de minutes, en arabe dialectal truffée de mots en français, en labourant la scène par ses allées et venues, arborant une gestuelle étudiée, devant un auditoire acquis à la cause et des membres influents du monde des affaires.
Un projet rassembleur
Après avoir rendu hommage au lieutenant de la Garde nationale Nejiballah Cherni, martyr de la Nation, tombé dans une opération où trois terroristes ont trouvé la mort, Chahed en a profité pour mettre à l’honneur la mobilisation des corps constitués, la police, la Garde nationale et l’armée dans la lutte contre le terrorisme. Il a loué leurs efforts et volonté indéfectible qui ont fini par donner des résultats concrets. « La situation sécuritaire s’est nettement améliorée. Elle est désormais comparable à celles de tous les pays du monde, où la menace terroriste n’est jamais tout à fait éradiquée ».
« Quand la Tunisie est plus forte, l’économie sera plus forte, la police de proximité également, la culture, la foi en l’avenir et même la dignité du citoyen tunisien. Lorsqu’il voyage, il se sent fier de son appartenance à un pays fort », C’est le slogan de campagne qui est expliqué, traduit, répercuté dans plusieurs secteurs d’activité et dans la vie de tous les jours du citoyen tunisien. Et le candidat de présenter deux mots-clefs qui font la trame de son projet, un oxymore, deux termes contradictoires, « un rêve pragmatique ».
Un rêve peut-il être pragmatique ? D’après Youssef Chahed, oui. Il rêve d’un projet national rassembleur, d’un pays plus fort, ouvert aux touristes, sécurisé, où il fait bon vivre, où le visa est plus facile à obtenir, où l’administration est plus performante, où les lois sont moins contraignantes, où les autorisations sont plus faciles à obtenir. Pour réaliser ce rêve, il connaît la recette. Il a une vision, un projet « réalisable », prêt à être mis en œuvre.
Pour ce faire, il renvoie dos à dos le libéralisme sauvage et l’Etat providence. « Depuis trois ans que je suis au pouvoir, je connais les défaillances du système, les limites de notre modèle économique, nous les avons identifiées, et je sais comment faire pour mettre en œuvre les grandes réformes. Je sais comment faire pour éliminer les obstacles. C’est un grand chantier, il faut de la volonté, de la persévérance et notamment de la patience », prévient-il.
Ce non-Maghreb nous fait du tort
Toujours dans le style américain, il a usé du storytelling. Sous une forme narrative, il a parlé de lui-même, de sa formation d’ingénieur agronome, qui sait être patient comme un agriculteur. Il a rappelé les postes politiques qu’il a occupés, secrétaire d’Etat et ministre qui lui ont permis de ratisser le pays en long et en large et de connaître les arcanes du pouvoir, les mécanismes administratifs et les vieux réflexes qui persistent. Dans cette narration subjective où sa personne est impliquée, Chahed a tenu à rappeler les batailles qu’il a dû mener, les coups qu’il a dû recevoir, parfois dans le dos. « Je me suis retrouvé seul, mais j’ai résisté, j’ai résisté », a-t-il répété plusieurs fois, « et je n’oublierai jamais ceux qui m’ont soutenu, le peuple m’a soutenu », lance-t-il, se voulant reconnaissant. Il a passé en revue les réalisations de ces trois dernières années; le tourisme a repris des couleurs, l’inflation a baissé. « Le pays était au bord de la faillite, souvenons-nous. Nous sommes en train de remonter la pente », a-t-il fait valoir. Ajoutant : « Nous devons conquérir de nouveaux marchés, nous positionner en Afrique. Et ce non-Maghreb nous fait du tort, regrette-t-il ». A la manière du couple franco-allemand dans l’Union européenne, le couple tuniso-algérien peut faire avancer les choses ?
Dans son discours, Chahed n’a pas oublié ses détracteurs. Les accusations qu’il a essuyées, les diffamations dont il a fait l’objet : « J’ai été attaqué dans ma personne, on a appelé à m’éliminer physiquement sur la place publique, j’ai été accusé de fomenter un coup d’Etat, contre qui ? Je vous pose la question. Le chef du Gouvernement détient 80% des prérogatives. Ils ont cherché et n’ont rien trouvé, ils ont mandaté des pages israéliennes pour m’attaquer, me salir. Je dénonce l’hypocrisie de la classe politique qui est restée silencieuse », s’est-il écrié.
Des promesses électorales ou des engagements fermes ?
Autre précision que le candidat a tenu à apporter dans son allocution, portant sur la révision de la Constitution « qui prendra du temps». Il propose à la place de revoir le code électoral et d’amender le règlement intérieur du Parlement, précisément sur le vote de confiance aux ministres. Moraliser la vie politique est un autre volet qui a été évoqué plusieurs fois. Il a répété ainsi que dans le bref point de presse qu’il a tenu avec les journalistes, qu’il est urgent de revoir les mécanismes de la levée de l’immunité, « l’immunité porte sur le déroulement du travail à l’intérieur du parlement, mais à l’extérieur, les députés sont des citoyens comme les autres», dira-t-il, Dans la même veine, il s’est interrogé : pourquoi exige-t-on du citoyen le bulletin N° 3 et le quitus fiscal pour n’importe quelle démarche administrative et pas aux candidats qui se prédestinent à gouverner le pays ?
Chahed a lancé quelques promesses, qui s’apparentent à des engagements fermes : « Je vous promets que ma famille n’interférera jamais dans les affaires, elle restera à l’écart, je vous le promets» et les applaudissements de fuser de partout.
Pour la petite histoire, si Chahed dénonce la cabale en règle dont il a fait l’objet ces dernières années, il n’a pas tout à fait tort. Son prédécesseur Habib Essid a été cavalièrement éconduit, en un mot, renversé en 2016. Chahed, lui, a refusé de subir le même sort, lorsque son heure est venue. On lui a demandé de partir, il a opposé une fin de non recevoir. Avec l’air de dire « j’y suis, j’y reste ». Il est resté chef de gouvernement, grâce à son entêtement, sa détermination, mais, concrètement, grâce au vote de confiance des députés du parti Ennahdha, essentiellement. Avait-il le choix ? non. Désavoué par son propre parti, il a contracté d’autres alliances pour pouvoir gouverner. Mais cet appui négocié certainement, lui a fait perdre une partie de son électorat. Les laïcs purs et durs qui n’acceptent aucune forme de connivence avec le parti à référence islamiste. Ceux-là sont partis. Par ailleurs, une partie des Tunisiens tout aussi sécularistes, démocrates également l’ont plus ou moins toléré. Pourquoi ? Pour assurer une forme de stabilité aux instances du pouvoir. Le parti Nida Tounès veut préserver l’Etat et ses institutions. Ce même vivier électoral séculariste, réformiste, démocrate, centriste et quelque part féminin est pour l’heure sollicité de toutes parts. Les candidats qui se réclament de cette mouvance sont les plus nombreux. C’est à ce niveau que se situe le grand défi de Chahed, savoir fédérer. A ce titre, il a répété une phrase qu’il a empruntée à son défunt mentor : « Si je suis élu, ce sera grâce aux femmes. »
Quoi qu’il en soit, « l’élu de la famille », à ses débuts, « l’enfant du sérail » a fait preuve d’une résistance insoupçonnable et sorti vainqueur de toutes les batailles sans merci qui ont cherché à l’évincer de son poste de chef de gouvernement. Qui l’eut cru ? Maintenant, Youssef Chahed a-t-il la chance de passer au second tour ? Seuls les électeurs décideront.
Hella LAHBIB