
La pièce met deux générations face à face, deux temps contrastés, deux tons nuancés, deux perceptions, deux sensibilités. Pourquoi s’étonner ? Les valeurs ne sont plus les mêmes, ni les préoccupations, ni les apprentissages, ni l’essence des choses.
Scène dépouillée. Seules les orientations des projecteurs nous conduisent à échafauder les lieux où les protagonistes évoluent. Qu’importe l’architecture, on l’imagine comme l’on veut, tant que l’on peut ; les murs s’écroulent mais la mémoire des lieux ne s’effrite jamais, c’est l’âme qui compte le plus ! Peut-être, c’est la raison pour laquelle le metteur en scène a approché la scène dans son dépouillement.
En effet, la sobriété de la demeure des « Affarta » est contrastée par le luxe du couple Habiba- Nadhem, une opposition entre la chaleur de la sobriété face à la froideur du confort. Bien que le studio d’el Affarta, qui avait étreint les soirées de poésie, de musique, de lutte et d’engagement, soit déserté des gens qui l’avaient fréquenté, il demeure rempli de parfum de leurs souvenirs, des odeurs du passé frémissant, de la chaleur de la mémoire affective… Bref, ce lieu est certes vidé de ses êtres chers comme la scène est dépouillée, néanmoins chargé de lumière qui s’embrase dans le cœur, qui frémit tendrement comme une feuille bercée par le vent…
En vérité, le dépouillement de la scène nous fait voir mieux la profondeur de la mémoire des Affarta, de leur patrimoine musical, de leur militantisme, de leur culture et de leurs actions d’engagement politique, social et artistique. On contemple bien leur bibliothèque, on perçoit l’importance du manuscrit, on savoure leur engagement, sans pourtant le voir réellement sur scène. Le metteur en scène a raison, car les temps présents ont gommé les valeurs du passé. C’est le désenchantement de l’intelligentsia, des poètes, des artistes et des hommes engagés, qui prend place, qui règne dans les cœurs et les esprits.
D’ailleurs, on perçoit la nonchalance du personnage Elkamel, on sent sa déconvenue, et on s’en apitoie. La pièce met deux générations face à face, deux temps contrastés, deux tons nuancés, deux perceptions, deux sensibilités: celle d’Elkamel face à Labib (interprété par Wajdi Haddad).Pourquoi s’étonner ? Les valeurs ne sont plus les mêmes, ni les préoccupations, ni les apprentissages, ni l’essence des choses. Labib représente le présent, sa culture, son éducation, où tout est rendu futile, même la poésie, même la musique, tout est pris à la légère ! Tout sans exception! Tout est banalisé, rendu médiocre par la facilité, le simplisme et la prétention.
Quant à Elkamel, lui, il représente le bon vieux temps, les principes, le savoir, les bonnes manières, la noblesse des goûts et des comportements. (Le contraste est bien appuyé par les costumes, la qualité des discours, l’expression des corps, entre Elkamel (Noureddine Hammami) et les deux jeunes). Cette génération qui a vieilli, dépassée par les temps révolus, pourrait-elle s’affronter à la médiocrité, aux trahisons, à l’arrivisme et à la frivolité de Habiba (Mona Chanouffi) et son second époux Nadhem (Lotfi Najeh) ? Ce n’est pas par hasard que le metteur en scène a installé les rivaux au même domicile. C’est voulu, afin d’accentuer le contraste entre les deux. Le 1er époux Allala, l’ex de Habiba, est grand avec son passé, son militantisme, sa forte personnalité, quant au second, il est ridicule, faible, vulnérable, sans personnalité, dominé, petit jusqu’à l’écrasement. Même si le premier est absent scéniquement, il est rendu visible par l’évocation de son passé ; son ombre règne majestueusement. Il paraît que c’est un choix du metteur en scène. Le message véhiculé est clair. C’est une pièce qui glorifie l’ancienne génération et montre la banalité et la médiocrité de l’actuelle. Observons le discours de Labib ou de la jeune fille Chams (Yassmine Chekili), il manifeste la grossièreté, la futilité et l’inculture. Même leur amour, il est pris dans un jeu de défi, rien de plus ! Il reste dépourvu d’intensité, d’attisement…
La mort de Allala (personnage évoqué), l’un des Affarta, le premier époux de Habiba, était présentée sur scène d’une manière subtile, touchante, majestueuse. Youssef Mars a marqué ce moment avec l’éclairage envoûtant de la scène, l’immobilité des protagonistes et le temps mort. C’est un moment qui nous a impressionnés, un des plus beaux moments de la pièce. Ceci traduit bel et bien sa reconnaissance à cette génération digne de tout respect. L’hommage a été traduit également à travers l‘évocation de l’auteur de Cristal, Gilbert Naccache, même si la phrase a été maladroitement prononcée, de manière à référer le patriotisme à ce dernier plus que ses camarades du mouvement Perspective, ou d’autres militants. À mon égard, la phrase est susceptible à d’autres interprétations.
En guise de conclusion, el Affarta est une pièce qui glorifie le passé et ridiculise le présent. Elle brosse le portrait de l’homme d’hier, ses soucis, ses préoccupations, sa conscience et son engagement au détriment des jeunes d’aujourd’hui, même si elle s’achève avec une note optimiste à l’égard de ces derniers. La position du metteur en scène est claire.
Il a confié aux jeunes Labib et Chams d’assurer la transmission et la continuité de l’engagement pour un avenir meilleur. Il a voulu donner un air positif à ces jeunes comme étant intéressés par l’héritage culturel des Affarta, par le biais de nouvelles stratégies de publication, de promotion et d’influence, tels que les réseaux sociaux.
Néanmoins, même à ce niveau, cette génération a été implicitement condamnée à n’être utile que formellement, superficiellement, puisqu’elle demeure prisonnière de l’héritage des anciens, incapable de produire ses nouvelles pensées, poésie, musique, réflexions… Ceci nous rappelle un peu la vague des jeunes chanteurs qui n’arrêtent pas de puiser dans le patrimoine musical et prétendre le raffiner, au lieu de créer leurs propres albums, c’est leur stérilité créative qui, en vérité, les en empêche. D’ailleurs, Labib a caché, pour ne pas dire volé, le manuscrit de poésie d’Elkamel qui n’arrêtait pas de le chercher partout, même si cet acte a préservé le document précieux de l’incendie, ça reste un acte de vol et d’accaparement de propriété littéraire d’autrui.
Le mérite de cette pièce, c’est qu’elle a réellement touché un sujet d’une importance cardinale. Elle a incité à réinterroger le présent, la décadence et la médiocrité qui régnaient partout, l’inculture de la nouvelle génération, la stérilité des pseudo-artistes, l’arrivisme et la chute des valeurs.