Accueil Culture Ammar 808 à La Presse : « Je joue la musique folklorique avec la temporalité actuelle »

Ammar 808 à La Presse : « Je joue la musique folklorique avec la temporalité actuelle »

Sofyann Ben Youssef, alias Ammar 808, est un producteur de musique qui a collaboré à divers projets en Tunisie et à l’étranger. Par son style singulier, les notes de musique électronique fusionnent subtilement avec le mezwed, la gasba, le melouf et d’autres sonorités puisées dans notre patrimoine national. Actuellement résidant au Danemark, il est au centre de l’attention médiatique à l’échelle européenne. Nous l’avons rencontré à l’E-Fest, à Ksar el Ferch, où il s’est produit sur scène devant un large public dans un concert de “Electro Stambeli”. Il nous a accordé cet entretien.

 Votre nom de scène est Ammar 808. Quelle est la symbolique de ce choix ?

J’ai fait des productions dans des styles divers. Pour l’électro, je voulais choisir un pseudonyme qui marque la différence avec les phases précédentes de ma carrière. Ammar est un prénom très répandu en Tunisie et que l’on utilise souvent dans notre dialecte pour désigner monsieur tout le monde. 808 est en référence à la boîte à rythme qui a influencé beaucoup de musiques, la TR-808.

C’est un pseudo qui pourrait nous faire penser à Ammar404.

Non. Il n’y a absolument aucun rapport.

Vous êtes producteur de musique électronique. Quelle est la différence avec un DJ ?

Les producteurs créent les morceaux sur lesquels les DJ travaillent. Ils se concentrent sur un concept, un album, un projet spécifique. C’est tout un savoir-faire, un travail méticuleux de la conception à l’enregistrement en studio. Ce processus peut prendre jusqu’à un an ou même plus. S’y ajoute le travail de promotion. Les DJ sont plus experts dans la gestion de l’atmosphère de la soirée. Dans mon cas, j’enregistre tous les sons que j’utilise. Si vous entendez dans mon concert des percussions, par exemple, c’est que je les ai faites avec un vrai musicien au studio. C’est pareil pour les voix. Ce ne sont pas des sons générés par l’ordinateur.  

Vous faites un brassage musical des musiques du patrimoine tunisien avec des sons électros. Selon quels critères choisissez-vous les morceaux sur lesquels vous travaillez ? 

Ce sont en général des critères émotionnels. Un coup de cœur, un souvenir d’enfance, des airs avec lesquels j’ai grandi. Ça fait vingt ans que je vis à l’étranger. Je vois donc la Tunisie d’une manière différente. Ce n’est pas de la nostalgie. Mais, en voyant des peuples différents et diverses cultures , je comprends mieux d’où je viens. Il ne s’agit pas forcément de choisir un morceau  original sur lequel personne n’a travaillé avant moi. Il peut y avoir mille versions et on découvre une nouvelle qui touche par sa justesse. Je rejoue la musique folklorique tunisienne avec la temporalité actuelle. De plus, avec Internet, un morceau né d’une inspiration locale très riche a des chances d’être écouté à l’autre bout du monde. 

Il y a pourtant des voix qui dénoncent cette manière de manipuler les morceaux anciens et qui pensent que les artistes le font par manque de créativité, à défaut de pouvoir créer leur propre musique. 

Il faut comprendre que le patrimoine musical est issu de l’oralité. Chaque personne chantait à sa guise. Ce n’est que plus tard que l’on a écrit les notes, et on a dû choisir une seule version “officielle” censée être figée. Or, une tradition est dynamique partout dans le monde. Les paroles même changent d’une région à une autre en Tunisie et sont modifiées au fil du temps par l’effet de l’improvisation. On ne peut pas résister au changement. Il vaut mieux donc en faire partie. C’est comme des paquets de données compressés qui se nourrissent de tout ce qui les entoure et qui nous nourrissent à leur tour. À l’époque, on changeait seulement les paroles par l’effet de la narration. Maintenant, on change les arrangements pour raconter des histoires qui passent d’une génération à une autre. Il faut quand même qu’il y ait ceux qui pensent à l’enracinement et essaient de les figer pour maintenir l’équilibre. Autrement, ça serait une voiture qui accélère sans freins. Le monde doit avoir ces deux versions contradictoires. 

Vous avez fait plus de 150 spectacles à l’étranger. Comment évaluez-vous la réception de la musique folklorique tunisienne par le public qui la découvre à travers vos projets? 

Je ne fais pas de musique commerciale. Je travaille principalement sur la culture. Il y a donc toujours des connaisseurs qui viennent à mes concerts pour des raisons de recherche. La Tunisie exporte malheureusement très peu de musique, en dehors de ce que font les artistes installés à l’étranger. Il y a beaucoup de Marocains et d’Algériens qui assistent à mes concerts. Quant aux Européens, ils trouvent cette musique originale. On me le dit après le spectacle. Des spécialistes de techno m’ont même dit avec fascination qu’ils n’ont jamais vu une chose pareille. Ma formule est connectée à mes inspirations intimes. Moi-même, je ne viens pas du milieu de la culture électronique. Ce n’est qu’après que je l’ai découverte. J’ai fait mes études à l’Institut supérieur de musique. Je suis passé par le jazz, la musique orientale. J’ai percé le domaine de la musique électronique en tant que musicien accompli et je joue plusieurs instruments. Je connais donc parfaitement la trame, contrairement à la plupart des producteurs spécialistes du genre. 

Pour votre concert à Ksar el Ferch, c’est la première fois que vous jouez dans le Sud tunisien. Le public a été nombreux bien que la région n’ait pas la culture de la techno. Comment vivez-vous cette expérience ? 

C’était sensationnel de voir les gens danser sur ma musique. La différence par rapport aux spectacles en Europe, c’est qu’un grand pourcentage comprend chaque mot sur mes morceaux. Ils ont donc la même perception que moi. Pour un public étranger, c’est juste une perception sonore. 

Si l’on évalue votre passage d’un autre angle, qu’est-ce que ce genre d’événements apporte, à votre avis, à cette région ? 

Je vais répondre en partant de ma propre expérience. Je me rappelle un concert de cithare indienne auquel j’ai assisté quand j’étais jeune. Cela a créé une réaction de chaîne et a bouleversé ma vie. Je suis même parti en Inde pour mieux étudier cet instrument. 

En rentrant, je voyais les maqams que j’étudiais en Tunisie différemment. C’est comme s’il fallait aller au bout du monde pour comprendre notre propre culture. Je pense donc que ramener des artistes de qualité inspire les jeunes à prendre de bonnes décisions par rapport à leur avenir. Ils prennent conscience de ce qui se passe dans le monde, en dehors de la diaspora locale. Le problème, c’est que même les médias ont une vision capitaliste de la musique. Ils préfèrent passer ceux qui font des millions de vues. Or, la qualité de la musique n’est pas en corrélation avec ce que proposent les médias. La culture, c’est plutôt d’essayer de développer les graines qui vont devenir des arbres très solides après. Il y a beaucoup d’efforts à faire pour changer cette mentalité. 

Quels sont les projets sur lesquels vous travaillez actuellement ? 

J’ai un single “Douri Douri“ sorti récemment. Un autre single sort le 29 avril. Il est tourné dans de nombreux endroits en Tunisie, du Nord jusqu’aux dernières scènes qui ont lieu ici même, à l’E-Fest. Les chansons font partie de mon album “Club tounsi”, dont la sortie est prévue pour le mois de mai. C’est du Mezwed Electro. Je suis sûr que ça sera une grande surprise pour le public. 

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