
«Binomi» : une fresque comique et tragique de la société tunisienne sur les planches de Carthage
La Presse —Le théâtre, lieu de vérité et d’engagement, trouve en « Binomi » une expression vibrante d’une de ses principales missions. À la fois confession, espace de critique et miroir de la société, la scène devient, sous la direction d’Aziz Jebali, le terrain d’une épopée humaine où se croisent dérision, douleur et lucidité.
Présentée au théâtre antique de Carthage, « Binomi » se déploie comme un véritable éventail de personnages aussi atypiques que drôles. Mise en scène et portée par Aziz Jebali, elle réunit une pléiade talentueuse : Saber Oueslati, Yasmine Dimassi, Fatma Sfar, Jihad Charni, Issam Abssi, Mohamed Souissi, avec la participation exceptionnelle du cheikh Mohamed Ben Hammouda. Le texte, issu d’un travail collectif, est mis en valeur par une scénographie sobre et intelligente signée Sabri El Atrous.
Le décor s’ouvre sur un espace intime, presque confiné : une petite maison où vit Hamidou, styliste solitaire interprété par Jebali lui-même. Aspirant à rompre son isolement, il cherche un colocataire et fait appel à Kelkha (Saber Oueslati), agent immobilier rusé, prêt à tirer profit de la situation en défilant une galerie de nouveaux locataires.
Durant deux heures et trente-cinq minutes, les spectateurs assistent à une succession de rencontres improbables, chacune donnant lieu à une réflexion sociale où la politique est déguisée sous les traits de la comédie. «Binomi» s’apparente à une mosaïque vivante de la société tunisienne, une fresque où se mêlent drames quotidiens, absurdité des rapports humains et critique des mécanismes de pouvoir.
Sous son apparente légèreté, « Binomi» aborde frontalement les thèmes les plus brûlants de l’actualité tunisienne : la liberté d’expression, la répression, la cause palestinienne, le poids des médias, ou encore les dérives sur les réseaux sociaux. À travers le personnage de Majdouline (Yasmine Dimassi), poétesse en quête de likes plus que de sens, la pièce tourne en dérision l’élitisme creux et l’opportunisme numérique.
Mais « Binomi » n’élude pas non plus les fractures identitaires et sociales qui traversent la Tunisie.
L’une des scènes les plus percutantes confronte un « Baldi » (citadin) à un propriétaire issu des régions de l’intérieur, mettant en lumière les hiérarchies régionales implicites, avec tout le mépris et la condescendance qu’elles véhiculent. Abdelhamid Bouchnak y brille par un jeu nuancé, livrant un portrait à la fois drôle et glaçant d’un Tunisien arrogant.
Le racisme extérieur, notamment à l’égard des Africains subsahariens vivant en Tunisie, est également évoqué avec intelligence, interrogeant le paradoxe d’un pays africain où la xénophobie reste ancrée.
«Cette pièce est nourrie du réel», confie Saber Oueslati, co-auteur et comédien. «Elle n’est pas déconnectée du peuple tunisien. Elle évolue avec les événements du monde». Cette dimension vivante, quasi documentaire, confère à « Binomi» une force rare : le texte s’adapte, les thèmes changent, et le spectacle reste en prise directe avec l’actualité.
Parmi les moments les plus poignants figure la prise de position collective en faveur de la Palestine. Le drapeau palestinien brandi sur scène, les chants du public scandant «Vive la Palestine !» — autant d’images fortes qui rappellent que le théâtre est aussi un lieu de ralliement et de solidarité.
La réussite de Binomi repose également sur l’alchimie de ses comédiens. Aziz Jebali donne à Hamidou une profondeur mêlée de fragilité et d’humour ; Saber Oueslati, en Khlékha manipulateur, insuffle rythme et énergie à la narration. Yasmine Dimassi et Fatma Sfar proposent, chacune à sa manière, des figures féminines surprenantes, loin des stéréotypes habituels.
Chaque acteur trouve sa place dans cette pièce résolument collective, où le jeu devient un acte de foi, une manière de penser et de panser les blessures de la société. À la fois comédie grinçante, pièce critique et spectacle cathartique, «Binomi » s’inscrit dans une tradition d’un théâtre capable de faire rire autant que réfléchir. Il rappelle combien la scène peut être un lieu de conscience, un champ de bataille pacifique, un espace où se tissent les récits. Sur les planches du mythique théâtre de Carthage, « Binomi » a prouvé que le théâtre tunisien est vivant, audacieux et profondément enraciné dans son temps.