
La Tunisie devient de plus en plus dépendante du cash, un phénomène qui soulève des questions sur ses conséquences pour l’économie, notamment l’inflation, l’expansion de l’informel et l’affaiblissement de la politique monétaire, et pose la question d’une transition numérique indispensable pour réintégrer les flux monétaires dans le circuit formel.
La Presse — Le 14 août 2025, la masse monétaire fiduciaire en Tunisie a atteint un niveau inédit : 25,9 milliards de dinars en circulation sous forme de billets et de pièces.
Cette envolée sans précédent reflète un changement structurel dans les comportements économiques et suscite l’inquiétude des experts quant aux risques d’inflation, d’essor du secteur informel et d’érosion de l’efficacité de la politique monétaire. Que signifie cette montée en puissance du cash dans une économie en quête de stabilité et quelles en sont les causes et les conséquences ?
Pourquoi le cash reprend-il le dessus ?
Cette croissance est d’autant plus préoccupante qu’elle ne semble pas directement liée à une augmentation équivalente du produit intérieur brut ni à une relance significative de l’investissement.
Elle traduit avant tout un changement dans les habitudes de paiement et de conservation de valeur, au détriment des instruments bancaires classiques. Mais pourquoi ce recours toujours plus massif au cash ?
Selon les spécialistes, plusieurs facteurs expliquent cette poussée spectaculaire du cash dans l’économie tunisienne.
D’abord, les changements réglementaires avec l’adoption en août 2024 d’une législation durcissant les règles liées aux chèques, notamment avec des peines de prison en cas de rejet, ont eu un effet dissuasif aussi bien pour les entreprises que pour les particuliers, qui se tournent alors massivement vers les paiements en espèces.
Ensuite, la suppression des obligations de justification en octobre 2024, consistant à ne plus exiger la déclaration de l’origine des fonds en cash, a facilité leur circulation dans l’économie et réduit les contraintes administratives. Si cette mesure a allégé le quotidien des opérateurs économiques, elle peut également encourager un recours accru au cash et freiner la transition numérique des paiements en l’absence de mesures d’accompagnement telles que des incitations fiscales pour les paiements électroniques, le plafonnement de certains paiements en cash ou des campagnes de sensibilisation.
Autre facteur conjoncturel, les dépenses estivales ont contribué à accentuer la demande en espèces. Entre les mariages, les vacances et les préparatifs de la rentrée scolaire, les retraits de cash ont atteint des niveaux particulièrement élevés durant les mois de juillet et août 2025. Enfin, et selon les spécialistes, la crise de confiance dans le système bancaire peut également être à l’origine de la prolifération du cash. Une part croissante de la population et des opérateurs économiques choisissent de conserver leur épargne en liquide, par crainte d’un accès restreint à leurs dépôts ou de nouvelles taxes bancaires.
Des effets délétères pour l’économie
L’augmentation de la masse fiduciaire n’est pas sans risques et engendre plusieurs effets macroéconomiques.
Elle alimente l’inflation en accroissant la monnaie en circulation sans contrepartie productive, favorisant ainsi la montée des prix.
La relation classique de la théorie quantitative de la monnaie s’applique pleinement : plus de cash signifie plus de pression sur la demande, ce qui entraîne une hausse des prix.
Elle nourrit aussi la menace de l’expansion de l’économie informelle, car les transactions en liquide échappent plus facilement aux radars fiscaux.
En Tunisie, où le secteur informel est déjà estimé à près de 40 % du PIB, cette tendance compromet davantage les recettes fiscales de l’État.
Le risque d’affaiblissement de la politique monétaire n’est pas non plus exclu : plus la masse de cash circule en dehors du système bancaire, plus les outils de régulation, tels que les taux d’intérêt, les réserves obligatoires ou les injections de liquidités, perdent en efficacité, limitant la capacité de la Banque centrale à influencer l’économie.
L’autre danger majeur concerne l’évasion fiscale et le blanchiment d’argent, car l’accumulation de cash facilite les activités non déclarées, notamment dans les secteurs du commerce, de l’immobilier et de la sous-traitance, avec un risque accru de blanchiment.
Vers une transition numérique nécessaire
Face à cette montée du cash, les économistes et les acteurs financiers appellent à une accélération de la digitalisation des paiements et à une modernisation de l’inclusion financière. Le développement de solutions de paiement mobile, de portefeuilles électroniques et de systèmes bancaires plus accessibles est crucial pour réintégrer les flux monétaires dans le circuit formel. Il devient également urgent de restaurer la confiance dans les institutions financières en garantissant la transparence, la sécurité des dépôts et la stabilité réglementaire, car sans ces conditions, l’économie tunisienne risque de rester piégée dans une logique de «cash first», avec tous les effets pervers que cela implique. La barre symbolique des 25,9 milliards de dinars en circulation illustre une mutation profonde des comportements économiques tunisiens, mais elle peut aussi devenir un levier pour accélérer la digitalisation des paiements, renforcer l’inclusion financière et améliorer la traçabilité fiscale tout en consolidant l’efficacité de la politique monétaire.